«Le lendemain de l’accord avec la société d’extraction, le maire de l’une des communes concernées par le plan d’exploitation du zircon, celle où se situe le village d’Abéné, recevait une voiture d’une valeur de 3 millions de francs CFA, ainsi qu’une enveloppe de 3,5 millions. » Le journaliste d’investigation sénégalais Pape Sané enquête sur la société minière G-Sand et ses activités dans les villages de Niafrang, Abéné et Kabadio, sur la côte de Casamance. Son constat est partagé par Moustapha Faty, militant et chargé des relations extérieures du Comité de lutte contre le projet d’extraction du zircon : « Ils ont convaincu les autorités d’Abéné par la voie de la corruption. Ils veulent commencer les travaux sur leur territoire. » Jusqu’à aujourd’hui, les trois villages concernés faisaient bloc contre l’extractivisme sur leur littoral. Des chèques d’une valeur de 200 000 francs CFA auraient également été distribués aux familles d’autochtones, qui détiennent le pouvoir politique dans le village.
Un passage en force qui intervient à l’heure où la société minière australienne Astron a perdu sa concession en novembre dernier au motif de « non-exploitation », et un coup dur pour leComité de lutte contre le projet d’exploitation. Depuis 2006, les villages voisins de la dune de Niafrang s’organisent en effet contre l’extraction du zircon, un métal utilisé dans diverses industries. Les forages s’attaqueraient à la dune qui sépare les cultures et les habitations de l’océan, mettant en danger la biodiversité et les moyens de subsistance de dizaines de milliers de personnes. Guerre de l’information, tentatives de corruption, menaces de mort, les activistes casamançais·e·x·s en ont vu de toutes les couleurs. Mais le Comité de lutte n’a jamais baissé les bras. Ses membres enchaînent manifestations et actions de désobéissance civile qui finiront par aboutir au retrait du permis d’exploitation octroyé à Astron.
Un nouveau promoteur se profile cependant immédiatement. Aujourd’hui, G-Sand, une compagnie minière originaire de Gambie voisine, a installé ses machines sur la dune. En à peine quelques mois, elle est bien plus proche de pouvoir commencer à forer qu’Astron et sa puissance financière après dix-huit ans de négociations. Et ses opposant·e·x·s sont soudainement muselé·e·x·s.
Un promoteur «local»
La Casamance entretient une relation tendue avec Dakar et le pouvoir central. Le président sénégalais Macky Sall exige donc en 2019 qu’un consensus soit trouvé avec les populations concernées avant de commencer les travaux.
C’est dans ce contexte que G-Sand entre en jeu, d’abord pour négocier au nom d’Astron. Car Aboubacar Diaby, à la tête de la compagnie gambienne, est un enfant du pays. « C’est un Mandingue, comme nous. Il est très dangereux, car il connaît nos rouages et nos coutumes », avertit Moustapha Faty. « Il est même considéré comme le neveu du maire de la commune où se situe Abéné, qui a lui-même grandi en Gambie », complète Pape Sané. Le journaliste découvre qu’au cours des négociations, Aboubacar Diaby a décidé de se débarrasser du géant australien et convaincu les autorités villageoises de lui confier le projet directement : « Les cadres d’Astron ont appris par téléphone qu’Abéné acceptait le forage, à condition qu’il ne soit pas exploité par Astron. Du jour au lendemain, c’en était fini pour eux. » Un tour de force de la part de l’homme d’affaires gambien. En réalité, Aboubacar Diaby n’arriverait pas seul en Casamance : « Il travaille avec les Chinois. Il l’a toujours fait en Gambie. Chez G-Sand, ce sont eux les investisseurs. »
Un équilibre en danger
La région est menacée par l’érosion marine et la dune sert de rempart à l’Atlantique. En 2004, la parcelle où stationnent actuellement les machines de G-Sand est incluse par l’État sénégalais dans une aire marine protégée, interdisant toute extraction. La surprise des villageois·e·x·s est donc totale quand iels voient arriver la première compagnie minière en 2006.
«Les risques de salinisation des eaux sont élevés. Trop d’eau salée ferait disparaître la mangrove, ce qui entraînerait un recul de la côte et menacerait nos moyens de subsistance.»
Moustapha Faty
Surtout, l’extractivisme entre en conflit avec une vision endogène et durable de l’économie. En 2006, un grand processus de reboisement de mangroves, victimes de la déforestation, est initié par l’ONG sénégalaise Oceanium. Les efforts pour régénérer un écosystème fragile, qui associe mangrove, dune et océan, portent leurs fruits et permettent de développer les activités économiques traditionnelles, telles la pisciculture, l’ostréiculture ou encore l’apiculture. Une coopérative écosociale naît de ce dynamisme. « Nous avons aujourd’hui une activité durable, qui nous permet de vivre paisiblement, explique Moustapha Faty. Elle est également alignée sur notre spiritualité animiste. La nature est sacrée et doit être préservée. Et surtout ne pas être utilisée à des fins mercantiles. » Un équilibre mis en péril par l’extraction du zircon : « Les risques de contamination de la nappe phréatique et de salinisation des eaux sont élevés. Trop d’eau salée ferait disparaître la mangrove, ce qui entraînerait un recul de la côte et menacerait nos moyens de subsistance. On a bien vu ce qu’il s’est passé en Gambie. »
Aboubacar Diaby a déjà exploité du zircon en Gambie, où le cordon dunaire casamançais et son écosystème se prolongent. Il y a provoqué une catastrophe écologique. Pape Sané : « Tout ce que nous craignons s’est produit là-bas. Il s’est fait expulser par le président de l’époque, Yahya Jammeh. » Au total, en Casamance, ce sont 44 villages qui sont concernés par ces risques.
Expression entravée
Au fil des années, Moustapha Faty et ses collègues ont pu compter sur un soutien croissant. En 2017, un collectif de scientifiques établi en Casamance lance l’Appel de la dune. Ils prédisent le déplacement d’une grande partie de la population si le projet est réalisé. Cette pétition est appuyée par de nombreux collectifs et ONG internationales, ainsi que par des personnalités scientifiques et politiques, dont notamment Jacques Attali.
Mais depuis que G-Sand est entrée en scène, le champ d’action des opposant·e·x·s se réduit. « À chaque fois que l’on demande une autorisation pour une réunion, publique comme privée, elle est interdite. On prétexte un risque d’affrontement avec les partisans. Mais eux ont le droit d’organiser des événements », témoigne Moustapha Faty. « Les autorités régionales sont corrompues. Selon la Constitution sénégalaise, c’est le droit absolu des opposants de se réunir. Ils n’ont pas d’autorisation à demander », s’emporte Pape Sané.
Les tensions entre opposant·e·x·s et partisan·e·x·s sont aujourd’hui à leur paroxysme. La pression sociale est forte à Abéné. Selon Moustapha Faty, une grande partie du village serait en fait opposée aux forages : « Ce sont les vieux des familles autochtones qui ont donné leur accord, pas les jeunes, ni les femmes ni les personnes qui ne sont pas originaires du village. De nombreuses femmes n’osent pas donner leur avis, alors que, par leurs activités, elles sont les premières concernées par l’extraction sur la dune. » Une grosse partie des opposant·e·x·s n’oseraient plus s’exprimer par peur de représailles.
Changement de régime
L’ancien président sénégalais Macky Sall a bâti son Plan Sénégal émergent sur l’extraction de ressources naturelles. Mais, en mars dernier, son parti a dû céder les rênes du pouvoir à l’opposition de gauche panafricaniste. Son leader et nouveau premier ministre du pays, Ousmane Sonko, est originaire de Casamance et signataire de l’Appel de la dune. Au niveau national, il promet de réviser tout contrat qui serait une source de tension sociale ou environnementale. Son parti a récolté 85 % des suffrages en Casamance. « Ce n’était pas une élection, c’était un référendum contre l’extractivisme », analyse Moustapha Faty. La lutte continue sur le littoral casamançais. Et le nouveau gouvernement est attendu au tournant.