Conséquence de la concentration des médias entre les mains de grands groupes de presse, de nombreux titres disparaissent, aussi en Europe. © Alexandra Lande
Conséquence de la concentration des médias entre les mains de grands groupes de presse, de nombreux titres disparaissent, aussi en Europe. © Alexandra Lande

Instrumentalisation des médias Indépendance sous pression

Par Baptiste Fellay et Jean-Marie Banderet. Article paru dans le magazine AMNESTY n°117, juin 2024
L’ingérence des politiques dans les médias n’est pas un phénomène nouveau, mais il a tendance à prendre de l’ampleur. Un état des lieux avec deux spécialistes des médias.

La liberté de la presse n’est pas au beau fixe. Dans son classement mondial, rendu public le 3 mai dernier, Reporters sans frontières (RSF) « observe une détérioration préoccupante du soutien et du respect de l’autonomie des médias et un accroissement des pressions exercées par l’État ou d’autres acteurs politiques », peut-on lire en préambule de son analyse. L’indicateur politique, l’un des cinq utilisés par l’organisation pour établir son score, subit à lui seul une chute de plus de sept points : un recul qui coûte à des pays comme l’Italie, les États-Unis ou l’Argentine plusieurs rangs au classement 2024. Le quatrième pouvoir est-il pour autant en train de perdre du terrain par rapport aux instances politiques ? Éléments de réponse avec Denis Masmejan* et Arnaud Mercier**.

Lorsqu’on s’interroge sur l’ingérence des politiques dans les médias, les premiers exemples qui viennent à l’esprit sont les plus extrêmes. Et bien souvent, ceux-ci interviennent dans le contexte d’un régime autoritaire. Comme en Arabie saoudite, avec l’assassinat de Jamal Khashoggi pour ses articles trop critiques envers le prince héritier Mohammed ben Salmane, à Hong Kong avec les arrestations massives de journalistes ou en Russie depuis l’invasion de l’Ukraine, où la quasi-totalité des journalistes à l’antenne servent les intérêts du pouvoir, à l’instar de la rédactrice en chef de la chaîne d’information RT, Margarita Simonyan, et ses propos patriotiques et belliqueux [lire notre article L’exil comme seul issue]. Ou encore en Chine, où Pékin se pose en contre-modèle du modèle libéral occidental, proposant une nouvelle définition de la liberté de la presse. « Dans son sillage, un certain nombre de pays remettent en question la liberté de la presse telle que définie par les grands textes de l’ONU. La démocratie n’est pas un modèle en expansion », alerte Denis Masmejan.

«Le secret d’affaires est devenu égal avec celui des sources. Il permet aux entreprises de lancer des poursuites contre les journalistes.»
Arnaud Mercier

« Dans les démocraties, les choses sont plus masquées, plus pernicieuses », analyse Arnaud Mercier. Le chercheur observe pourtant un net durcissement. Et une multiplication des formes d’ingérence dans les médias. En Italie, un projet de loi inquiète RSF : « La réforme des dispositions sur la diffamation prévoit que ce type d’infraction puisse être sanctionné par une interdiction d’exercer de six mois. C’est dissuasif, et donc incompatible avec la liberté de la presse », déclare Denis Masmejan. Une réforme qui intervient dans un contexte où les journalistes italien·ne·x·s sont toujours plus sous pression, comme en mars 2023 lorsque la police débarquait dans la rédaction du quotidien Domani pour saisir un article concernant le sous-secrétaire d’État Claudio Durigon. Le 6 mai, les journalistes de la chaîne publique Rai se sont mis·e·x·s en grève pour dénoncer les tentatives de faire de l’antenne un « mégaphone du gouvernement » du parti d’extrême droite de Giorgia Meloni. L’influence du parti au pouvoir sur les chaînes publiques italiennes est une sorte de tradition, mais les pressions et censures se seraient intensifiées sous Meloni. En France, des modifications de la législation risquent également d’entraver le travail de recherche des journalistes. Comme lorsqu’à la suite des révélations, en 2018, de la cellule investigation de Radio France sur les contrats passés entre l’armée française et une société de transport aérien, la législation sur le secret des affaires a été renforcée. « Dorénavant, un journaliste peut plus facilement être poursuivi pour recel de secret d’affaires. Un secret devenu égal avec celui des sources, et qui permet aux entreprises de lancer des poursuites contre les journalistes », précise Arnaud Mercier. « L’abandon de la redevance pose également un gros problème. Cette mesure d’Emmanuel Macron expose le service public à des pressions politiques, car il perd ses garanties de financement », complète Denis Masmejan.

Vers une polarisation des médias

Signe d’un certain « reflux démocratique », la profession doit également faire face à une image qui se dégrade dans l’opinion publique. Loin de l’image emblématique dont pouvaient jouir les journalistes lorsque le scandale du Watergate éclate en 1972 – comme en témoigne le rôle central des deux reporters du Washington Post dans Les hommes du président –, la méfiance, les accusations de fake news, les restrictions sous couvert de sécurité ou de lutte contre le terrorisme ont pris le dessus sur l’image respectable, parfois même héroïque, des médias. Mais le Watergate a également inauguré une autre tendance : « La menace d’une destitution du président Richard Nixon à cause de révélations de journalistes a créé un électrochoc dans les milieux républicains et conservateurs : si le quatrième pouvoir peut forcer un président à démissionner, il faut lui tailler les ailes », résume Arnaud Mercier.

La réponse des forces conservatrices américaines dans les années 1970 au scandale du Watergate renforce le déclin du pluralisme dans les médias outre-Atlantique. En accusant la profession dans son ensemble de « biais libéral », la droite américaine cherche à la discréditer en taxant tous les journalistes de gauchistes. La machine conservatrice poursuit sa contre-offensive dans les années 1980 et 1990 en investissant massivement dans le rachat de titres existants ou la création de nouveaux médias – c’est à cette époque que voient le jour CNN, dont la ligne éditoriale s’est entre-temps libéralisée, ou le New York Post, un tabloïd censé concurrencer le New York Times, et que de nombreuses radios locales passent en mains conservatrices.

« On retrouve le phénomène en Europe, avec l’idée parmi la droite dure qu’il faut livrer une ‘bataille des idées’ contre des médias traditionnellement vecteurs d’idées de gauche », déclare Arnaud Mercier. « Paradoxalement, c’est au communiste italien Antonio Gramsci que les théoriciens d’une information de ‘rééquilibrage’, ou d’une ‘réinformation’, se réfèrent. Des figures de l’extrême droite française comme Jean-Yves Le Gallou, Marion Maréchal Le Pen ou Éric Zemmour récupèrent l’idée de Gramsci selon laquelle Marx était allé trop vite dans sa théorie, négligeant la dimension culturelle. À en croire Gramsci, imposer ses idées dans le débat public est une condition préalable à un accès au pouvoir. »  Pour Arnaud Mercier, la construction d’une « machine médiatique conservatrice » par Vincent Bolloré – avec le rachat d’iTélé devenu CNews, du Journal du dimanche et d’Europe 1 – illustre cette lutte pour l’hégémonie culturelle.

« Le problème avec la transition d’iTélé à CNews, c’est qu’on est passé d’une chaîne d’information à un média d’opinion. Mais sans le dire. Or, ce glissement ne répond pas au cahier des charges du pluralisme imposé aux chaînes disponibles sur le réseau public. D’autres titres comme Le Média, à la ligne éditoriale proche de la gauche radicale, n’a pas de concession sur la TNT, précisément parce qu’il s’assume comme un média d’opinion. » En Italie, Antonio Angelucci, député d’extrême droite de la majorité de Meloni, cherche à acquérir l’agence de presse AGI, la deuxième plus importante au niveau national. « C’est préoccupant. Cela a affecté l’indicateur politique du pays dans notre dernier classement », explique Denis Masmejan. Les salarié·e·x·s de l’AGI se sont mis·e·x·s en grève à plusieurs reprises entre fin mars et début avril pour protester contre ce potentiel rachat.

«Quand elle sert des intérêts privés comme en France, la concentration des médias est un phénomène très  préoccupant pour la diversité de la presse.»
Denis Masmejan

Cette lutte pour l’hégémonie culturelle a pour conséquence le rachat des médias par une poignée d’acteurs qui veulent gagner en influence. « Quand elle sert des intérêts privés comme en France, la concentration des médias est un phénomène très préoccupant pour la diversité de la presse. Plus largement, avec le développement du numérique, tout le monde, l’État y compris, est obsédé par la communication. Il y a peut-être un glissement, également dans les démocraties solides, de l’information vers la communication », s’inquiète Denis Masmejan.

Se libérer des contraintes économiques

Avec l’essor du numérique, la presse écrite est en perte de vitesse : sa diffusion est en baisse, les recettes publicitaires également. Conséquence, la presse locale a quasiment complètement disparu aux États-Unis. Ailleurs, de nombreux titres, fragilisés, cessent de paraître ou deviennent la proie d’intérêts privés ou de grands conglomérats médiatiques. En France, le journal Marianne est à vendre et intéresserait un millionnaire catholique. Tous les acheteurs ne transforment pas pour autant leurs titres en une tribune personnelle. Depuis qu’il a racheté le Washington Post en 2013, le patron d’Amazon, Jeff Bezos, n’a pas réellement interféré avec sa ligne éditoriale. En avril dernier, le milliardaire Xavier Niel cédait ses parts dans le groupe Le Monde au Fonds pour l’indépendance de la presse. De ce fait, les titres du groupe ne peuvent pas être rachetés sans l’aval des rédactions.

« Face aux contraintes économiques, il existe plusieurs initiatives visant à se servir du droit pour redonner de la force aux médias dans le rapport de force avec les pouvoirs, qu’ils soient politiques ou économiques », déclare Arnaud Mercier. « Le Monde est le fruit de ce genre de réflexion, et une tentative de refonder le système de protection de la presse, dans lequel les journalistes ont des droits de veto sur les choix de leurs rédacteurs en chef, de leurs directeurs, ou un droit de vote pour s’opposer à tel ou tel actionnaire. »