Critique envers le Kremlin, le journal Novaya Gazeta a été interdit de publication en Russie sous la pression des autorités. Depuis 2022, la Novaya Gazeta Europa est publiée en Lettonie. © Toms Kalnins/EPA/Keystone
Critique envers le Kremlin, le journal Novaya Gazeta a été interdit de publication en Russie sous la pression des autorités. Depuis 2022, la Novaya Gazeta Europa est publiée en Lettonie. © Toms Kalnins/EPA/Keystone

MAGAZINE AMNESTY Instrumentalisation des médias L'exil comme seule issue

Par TigranPetrosyan*. Article paru dans le magazine AMNESTY n°117, juin 2024
Les journalistes russes qui osent déborder de la ligne officielle du Kremlin vivent dangereusement. Même en exil, iels font tout leur possible pour continuer à informer le public russe.

« Quiconque tente de nuire à la mère patrie mourra en dehors du pays comme le dernier des chiens. » Ces mots, c’est le député russe Andrej Lugowoi qui les a prononcés. Ils visaient toutes les voix critiques à l'égard du Kremlin, et tout particulièrement les journalistes russes en exil. Depuis le début de la guerre contre l'Ukraine en 2022, de nombreux journalistes critiques ont dû quitter la Russie parce que leur travail les mettait en danger. Depuis leur exil, iels tentent de faire entendre leurs arguments contre la guerre et de contrer la propagande et la censure de l'État.

Mais le Kremlin continue son offensive contre les médias indépendants avec d’importants moyens, aussi bien en Russie qu'à l'étranger. En février 2024, Vladimir Poutine signait une nouvelle loi qui permet de confisquer les biens des personnes qui diffusent de « fausses informations sur l'armée russe »ou qui « mettent en danger la sécurité nationale ». Puis, en mars, une autre loi entrait en vigueur, interdisant aux entreprises de placer des publicités sur des sites web, les réseaux sociaux et d'autres plateformes numériques gérés par des « agents étrangers ». Cette réglementation obligera nombre de médias et blogs russes indépendants à s'exiler ou à cesser leurs activités. Les personnes qui enfreignent la loi s'exposent à des amendes allant jusqu'à  500 euros pour les particuliers, et 3000 euros pour les entreprises – voire même dans certains cas à des peines de prison.

Les effets de ces lois se font déjà sentir. Fin février, l'une des journalistes critiques les plus renommées du pays, Katerina Gordeeva, a déclaré que la réglementation l'obligeait à fermer sa chaîne YouTube, pourtant très populaire avec ses 1,66 million d'abonné·e·x·s. Car les autorités l’ont classée comme « agent étranger » dès le début de l’invasion de l’Ukraine.

Financement difficile

Le financement représente l'un des plus grands défis pour tous les médias en exil. Ils dépendent fortement de l'aide internationale pour poursuivre leur travail et garantir une couverture médiatique indépendante. Une interface internationale pour le journalisme en exil a été créée à Berlin en avril 2022. Depuis sa création, le JX Fund a aidé 55 médias dans 25 pays à reconstruire leurs structures rédactionnelles sur leur terre d’accueil. Au total, plus de 1600 journalistes, dont 1070 d’origine russe, ont ainsi pu jusqu'à présent poursuivre leur travail dans les rédactions des médias en exil soutenus par le fonds.

« Les médias russes en exil s'intéressent de très près à la manière dont ils peuvent continuer à atteindre leur public cible dans leur pays d'origine – en dépit dela propagande agressive du Kremlin, des sites web bloqués et d’une population qui souhaite éviter de suivre l’actualité de trop près », explique Polina Stretter, responsable du développement des programmes du JX Fund. « En même temps, ils cherchent en permanence des stratégies pour maintenir leur financement et continuer à payer leurs équipes éditoriales. Ce faisant, ils doivent également faire face à l'épuisement émotionnel de leurs collègues et, malheureusement, souvent aux menaces qu'ils continuent de recevoir en exil.»

Entre avril 2022 et décembre 2023, le JX Fund a soutenu les médias en exil de Russie, du Belarus et d'Ukraine à hauteur de 6,5 millions d'euros, directement par le biais de subventions, mais aussi sous forme de conseils, de formations, de mise en réseau et d'infrastructures techniques. « Le paysage médiatique russe en exil mérite une grande reconnaissance », poursuit Polina Stretter. « Les médias sont très professionnels et créatifs et trouvent des solutions à la plupart des défis. Mais ils mènent un combat très difficile. »

Contourner la censure

Quelques mois seulement après le début de la guerre en Ukraine en 2022, le Media Hub de Riga a ouvert ses portes aux journalistes russes venu·e·x·s se réfugier en Lettonie, ainsi qu’ à leurs familles. Le centre médiatique est devenu l'un des principaux points de contact à Riga. Ses ressources sont accessibles aux grands médias russes en exil, comme la plateforme en ligne Meduza, la chaîne de télévision Doschd et le journal Novaya Gazeta Europe, mais aussi aux petits médias régionaux en ligne.

Meduza est le plus grand média d'opposition en exil. L'application mobile développée par le titre  permet de contourner les blocages des autorités russes.Plus d'un million de followers suivent Meduza sur Instagram et Telegram. Selon ses propres indications, plus de 5,8 millions de personnes lisent le média en ligne et dans l'application.

Pour pouvoir accéder aux médias en exil, les Russes doivent installer un VPN, qui permet, via des connexions cryptées et anonymes, d’accéder aux sites web bloqués en Russie. Il est également possible d’utiliser des applications mobiles comme celle de Meduza. En outre, les journalistes de l'opposition envoient des messages par e-mail. Contrairement à Instagram, Telegram et YouTube restent accessibles en Russie et sont utilisés par de nombreux médias et blogueur·euse·x·s en exil.

Mais de nouveaux médias voient également le jour en exil. Ainsi, des journalistes indépendant·e·x·s de différentes régions de Russie se sont réuni·e·x·s pour fonder Novaya Vkladka, un site d’informations en ligne sur lequel il est question, entre autres, de la vie dans les pays baltes en tant que Russe. D'autres médias russes nouvellement créés couvrent certaines régions russes, comme les journalistes tchétchènes du magazine en ligne New Dosh qui se concentrent sur les républiques caucasiennes de la Fédération de Russie. De fait, ces médias gagnent en importance car ils s’intéressent au pouvoir colonial russe dans les républiques du Caucase.

Vérifications précises

Vérifier scrupuleusement la véracité des informations publiées est d’autant plus essentielle pour les médias en exil car elle leur permet de conserver la pertinence et la crédibilité qui fait leur réputation. Une tâche exigeante et chronophage. « Nous devons vérifier les informations avec beaucoup plus de soin et de minutie », explique Ivan Kolpakov, rédacteur en chef de Meduza. « Nous sommes habitués à travailler dans de telles conditions. L'infrastructure de la propagande s'est développée et consolidée depuis deux décennies. Il est par exemple possible d'obtenir de nombreuses données précieuses même à partir de sources officielles, à condition de les observer et de les comparer en permanence. »

C'est ainsi que le datajournalism (le « journalisme de données ») est l'une des priorités de Meduza. « Nous analysons beaucoup de données accessibles librement, ainsi que des statistiques et des contenus des réseaux sociaux », explique Ivan Kolpakov. « Nous avons des sources dans pratiquement toutes les autorités russes et à tous les niveaux de gouvernement, des municipalités à l'administration présidentielle. En outre, nous effectuons constamment des contrôles de la réalité en discutant avec nos lecteurs et avec des experts indépendants qui vivent encore en Russie sur la manière dont nous couvrons les événements et sur les sujets que nous traitons. »

L'équipe de Meduza s'appuie sur un vaste réseau de « reporters de guérilla » – une forme de journalisme participatif ou de journalisme citoyen, dans lequel la société civile est activement impliquée à travers le processus de recherche et de transmission des informations. « Il y a des collaborateurs indépendants et des contributeurs qui travaillent en Russie de manière totalement anonyme, en prenant de très grands risques personnels. C'est pourquoi leurs noms sont strictement protégés. Toute personne qui collabore avec Meduza pourrait se retrouver en prison. »