Depuis le 7 octobre 2023, le monde entier a suivi de près la brutalité de la guerre à Gaza. Des Palestinien·ne·x·s qui fuient vers le sud, cherchant des proches sous les décombres, des enfants à la recherche de nourriture et d’eau, ces images et bien d’autres encore circulent quotidiennement sur les réseaux sociaux et les chaînes d’informations.
Pourtant, elles sont pratiquement absentes des médias israéliens. La plupart des organes d’informations israéliens actualisent rarement le nombre de victimes palestiniennes et passent sous silence les nombreuses morts de femmes et d’enfants. Au lieu de cela, ils préfèrent les nouveaux détails sordides sur l’attaque du 7 octobre, des témoignages de survivant·e·x·s ou des rapports de soldat·e·x·s.
Le choix des médias israéliens de rapporter les événements à Gaza presque exclusivement dans le contexte du 7 octobre est délibéré. Dans une certaine mesure, on peut le comprendre : l’attaque du Hamas a été la journée la plus meurtrière pour le peuple juif depuis 1945. Plus de 1200 Israélien·ne·x·s ont perdu la vie et 243 autres ont été pris·e·x·s en otage, la plupart des civil·e·x·s. Pour la première fois dans l’histoire de l’État hébreu, un ennemi s’est emparé temporairement d’un territoire sous contrôle israélien. La population juive n’a toujours pas surmonté ce traumatisme national et cherche à retrouver un sentiment de sécurité. Les chaînes d’information ne se contentent donc pas de fournir au public un certain récit, mais reflètent également l’état d’esprit de l’opinion publique dans son ensemble.
Néanmoins, les médias israéliens – et en particulier les chaînes de télévision – sont allés plus loin au cours des derniers mois. Ils ont commencé à se positionner comme l’incarnation du patriotisme israélien, définissant ce qui est d’intérêt public et traçant les limites du discours politique. Une façon de servir à la fois leurs propres intérêts commerciaux et les objectifs nationaux déclarés par le gouvernement et par l’armée. Ce faisant, ils évoluent sur une ligne étroite, entre propagande et journalisme.
Paysage médiatique en mutation
Jusque dans les années 2000, les informations télévisées étaient principalement diffusées par des chaînes publiques, financées par l’État et contrôlées par une élite laïque et libérale. L’occupation israélienne, le mouvement des colons ou les débordements des forces de sécurité n’étaient que rarement abordés. Idem pour la presse écrite – à l’exception du journal de gauche Haaretz, qui ne représente qu’environ 5 % du lectorat dans le pays.
Au cours des vingt dernières années, la scène médiatique s’est complètement polarisée. Le glissement à droite de la société se reflète dans les médias grand public : on trouve dans les rédactions de plus en plus de journalistes ayant une position religieuse de droite, dont beaucoup sont des colons. « Même aux heures de grande écoute, des déclarations incendiaires, que l’on ne lisait auparavant que sur les tracts des synagogues religieuses sionistes, sont désormais prononcées par des journalistes de premier plan », indique Oren Persico, du magazine indépendant The Seventh Eye. Par exemple, sur Channel 14 – une chaîne de télévision qui a pris des airs de Fox News sous l’impulsion du Ministère de la communication du gouvernement de Benjamin Netanyahu –, des correspondant·e·x·s n’hésitent plus à se prononcer longuement en faveur de la réinstallation de colonies à Gaza.
L’armée à la source
Dans ce climat nationaliste, on ne parle donc guère des dévastations dans la bande de Gaza. Certain·e·x·s journalistes doutent qu’il soit juste d’écrire à ce sujet, car cela pourrait nuire au moral de la nation. Toutes les grandes chaînes d’informations dépeignent Israël comme une victime – un statut qui ne laisse que peu ou pas de place à la souffrance des Palestinien·ne·x·s à Gaza. Lorsque les journaux télévisés évoquent les bombardements, les destructions ou les expulsions, c’est toujours le Hamas qui est désigné comme responsable.
Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que l’étroite collaboration entre les médias israéliens et l’armée entraîne plusieurs angles morts dans les reportages. La plupart des journalistes internationaux ont quitté la bande de Gaza pour leur propre sécurité, les bombardements israéliens et les coupures temporaires d’électricité et de réseau entravent en outre le travail des journalistes palestinien·ne·x·s sur place. Alors que l’invasion terrestre de la bande de Gaza progressait, l’armée israélienne avait permis à quelques journalistes trié·e·x·s sur le volet d’accéder à la bande de Gaza, mais uniquement sous escorte militaire. Par conséquent, impossible pour elleux d’interviewer directement les Palestinien·ne·x·s et d’accéder aux endroits détruits. Ces reporters n’ont vu que ce qu’on leur a présenté.
L’influence de l’armée ne s’arrête pas au contrôle de l’accès à l’information. Au cours des trois premiers mois de la guerre, le porte-parole des Forces de défense israéliennes (IDF), Daniel Hagari, occupait les ondes aux heures de grande écoute lors de conférences de presse quotidiennes et retransmises en direct. L’armée pouvait ainsi conserver le contrôle de la couverture des informations. Et les envoyé·e·x·s sur place s’appuient presque exclusivement sur les informations fournies par les IDF.
Cette tendance n’est pas nouvelle. Même avant la guerre, des déclarations de Tsahal étaient souvent publiées mot pour mot, sans mentionner que l’armée était la seule source d’information. Cela s’explique en partie par la formation, très appréciée par les journalistes, dispensée pendant le service militaire à la radio de l’armée israélienne. Oren Persico souligne l’importance de ce contexte : « Des générations de journalistes ont mûri [professionnellement] sous cette supervision militaire. Cela leur a appris qu’il y a des choses qu’ils ne peuvent pas publier. » Au fil du temps, cette pratique a ébranlé la notion fondamentale d’indépendance des journalistes.
Désinformation et déshumanisation
Il y a quelques semaines, les chaînes de télévision israéliennes ont diffusé un clip montrant des milliers de Palestinien·ne·x·s fuyant Khan Younis par un couloir humanitaire en scandant : « Le peuple veut faire tomber le Hamas. » Mais ce qu’on ignore, c’est que les soldat·e·x·s israélien·ne·x·s les avaient forcé·e·x·s à le faire pour pouvoir passer. Aucun média n’a cherché à vérifier ces informations, quand bien même ces images avaient été tournées par l’armée.
Plus inquiétant encore, les journaux télévisés israéliens jouent un rôle actif dans la déshumanisation des Palestinien·ne·x·s. Channel 14 n’a cessé de promouvoir des points de vue abominables – tels que l’appel à l’anéantissement de Gaza et la description de touxtes ses habitant·e·x·s comme des terroristes et des cibles légitimes. Channel 14 a d’ailleurs été citée à plusieurs reprises dans la plainte déposée par l’Afrique du Sud auprès de la Cour internationale de justice, qui accuse Israël de commettre un génocide à Gaza.
* Eyal Lurie-Pardes est chercheur invité dans le cadre du programme sur la Palestine et les affaires israélo-palestiniennes de l’Institut du Moyen-Orient. Avant de rejoindre l’institut, il a travaillé avec l’Association pour les droits civils en Israël, l’Institut Zulat pour l’égalité et les droits humains, et en tant que conseiller parlementaire à la Knesset.