«Il n’y a pas si longtemps, tout ce qu’il restait de ma vie s’est retrouvé dans une valise. Pourtant, j’ai toujours travaillé. » Comme une évidence, Vincent Molettieri sent le besoin de se justifier. Il a même apporté son C.V., qu’il exhibe fièrement. Coiffeur indépendant, il a fait les frais de la crise du Covid et s’est retrouvé endetté. « L’engrenage s’est enclenché. Je ne pensais pas qu’on pouvait ne pas manger à sa faim dans ce pays. Mais si. »
En colère mais philosophe, l’homme de 45 ans, qui a passé toute sa vie en Suisse, rejoint les personnes attablées dans une grande salle aux airs de cantine. Venu·e·x·s seul·e·x·s comme lui ou en groupe, iels sont une cinquantaine en cette fin de matinée, à partager un repas chaud, boire un café. À l’étage, quelques hommes épuisés se reposent sur des fauteuils, couverture tirée sur les yeux, après une nuit passée dehors ou à travailler. Jeunes ou plus tellement, de Suisse ou d’ailleurs, rien ne les distingue vraiment. Leur point commun : une situation de précarité, de grande pauvreté parfois. Dans cette maison blanche du quartier populaire du Schoenberg, à Fribourg, l’association Banc public les accueille tous les jours, leur offre un coin de tranquillité, un endroit pour manger à prix très modique, un lieu d’échange et surtout d’écoute.
« J’ai commencé à travailler ici il y a trois ans. Je n’aurais jamais imaginé y trouver des personnes que j’avais l’habitude de croiser en ville, très propres sur elles. La pauvreté, ici, c’est un sujet tabou », confie Ludovic Domon, 27 ans, travailleur social à Banc public. De fait, la pauvreté n’est pas écrite sur les visages, la détresse n’est pas toujours visible. Et en Suisse, où l’échec est souvent vu comme une responsabilité personnelle, on préfère faire comme si elle n’était pas là. Pourtant, les derniers chiffres de l’Office fédéral de la statistique indiquent que 8,2 % de la population (près de 702 000 personnes) vivaient en dessous du seuil de pauvreté en 2021, dont 144 000 personnes actives. La pandémie de Covid-19 a permis d’exposer une partie de cette réalité, à l’image des longues files d’attente pour obtenir des denrées alimentaires à Genève ou à Zurich. Mais elle a aussi accentué les difficultés financières d’une partie de la population, au premier rang de laquelle les retraité·e·x·s et les familles monoparentales. Depuis, à part une charge de travail décuplée pour les associations, les choses n’ont pas vraiment bougé.
«La pauvreté est structurelle»
« Il y a dans le pays une grande méconnaissance liée à la pauvreté. On tient encore les personnes pauvres pour responsables de leur situation, même s’il est largement démontré que la pauvreté est structurelle avant d’être individuelle. Ces représentations ont de la peine à évoluer », expliquent Caroline Reynaud et Sophie Guerry, professeures à la Haute École de travail social (HETS) de Fribourg.
Vincent Molettieri a fait les frais de cette représentation. Sa sœur, salariée à La Poste, lui a avoué qu’elle ne savait pas qu’il existait des pauvres en Suisse. Ses parents l’ont encouragé à s’en sortir par ses propres moyens. Lui-même a eu du mal à dépasser sa fierté. « Au service des poursuites, où je cherchais des conseils et de l’aide, j’ai été traité comme un animal. J’en voulais à la terre entière, décrit-il. On m’a dit de demander l’aide sociale. Mais ça, ce n’est pas résoudre un problème, c’est le déplacer. Je préfère faire des petits boulots, tenter de m’en sortir par moi-même, plutôt que d’être vu comme un moins-que-rien, un profiteur. »
Un rapport de recherche publié en 2023 par ATD Quart Monde fait le point sur cette réalité. Des personnes en situation de pauvreté, des professionnel·le·x·s en lien avec le champ du social et des scientifiques ont travaillé sur ce que cela signifie, aujourd’hui en Suisse, de vivre dans la pauvreté et de dépendre d’un soutien institutionnel. « Il est temps d’aborder la pauvreté comme une question structurelle. La réponse des institutions aux personnes en situation de pauvreté reste trop souvent vécue comme violente, les gens n’y sont pas considérés dans leur réalité, et pas respectés dans leur identité », explique Anne-Claire Brand, membre du comité de pilotage de la recherche au sein de l’ONG. « Le rapport aux institutions a un impact sur l’identité des personnes. La culpabilité et la honte se développent ainsi », ajoutent les professeures de la HETS, qui ont participé à ce projet de recherche.
Manque de moyens
À Fribourg, comme dans le reste du pays, les compétences en matière d’affaires sociales dépendent principalement du canton. Une volonté de faire bouger les choses est apparue après la pandémie, notamment à Fribourg, avec la création d’une Banque alimentaire ou l’ouverture de bureaux de sensibilisation aux prestations sociales avec le concours de Caritas. Mais les moyens manquent ou sont mal attribués. « Nous avons interpellé les parlementaires, pour découvrir que la pauvreté n’est pas encore vraiment dans leur agenda », constate Anne-Claire Brand. Sollicitée, la Direction de la santé et des affaires sociales du canton n’a pas trouvé le temps de nous répondre.
L’aide sociale, accordée subsidiairement sous condition de ressources, reste l’ultime filet de sécurité. Mais Fribourg – tout comme Saint-Gall, Thurgovie et Argovie – continue à exiger son remboursement lorsque la personne qui a été soutenue se retrouve dans une situation financière favorable. « Cette obligation rappelle l’exigence pour chacun et chacune de tout mettre en œuvre pour subvenir à ses besoins par ses propres moyens. C’est une incitation à ne recourir à l’aide sociale qu’en dernière extrémité », détaille un rapport de l’État de Fribourg, publié en novembre 2023.
Karine Donzallaz voit rouge face à ces déclarations. En 2018, la Fribourgeoise de 44 ans a perdu son emploi à la suite d’une maladie et n’a eu d’autre choix que de demander l’aide sociale, qu’elle a touchée pendant deux ans. « Avec 800 francs par mois (le loyer et l’assurance-santé sont financés à part), on essaye de faire comme avant, mais avec beaucoup moins. Puis on finit par s’isoler. Et le social, c’est un domaine pétri de préjugés, de stigmatisations. Tout doit être justifié, tout le temps. On perd sa dignité, son libre arbitre. Devoir rembourser cette aide, ça nous maintient la tête sous l’eau, même quand on s’en sort. » Elle a fini par toucher une rente invalidité qui lui a permis de payer ses dettes auprès des services sociaux. Elle s’est néanmoins engagée auprès du Collectif dignité qui milite, à Fribourg, pour l’abolition de l’obligation de remboursement. « Nous avons discuté avec des députés et découvert leur grande méconnaissance de ces sujets. La responsabilité individuelle est encore perçue comme cause première de pauvreté. »
L’inflation, l’augmentation des primes maladie et des loyers n’offrent pas des perspectives réjouissantes. Un symptôme : en 2023, le chiffre d’affaires national des épiceries Caritas a atteint 17,8 millions de francs, soit 11 % de plus que le précédent record de 2022. « Depuis la pandémie, de nombreuses personnes ont été touchées de plein fouet par cette idée que ‘la pauvreté, ça peut m’arriver’ », explique Anne-Pascale Collaud, responsable du Service de consultation et d’accompagnement social à Caritas Fribourg. Les dons à l’association en provenance de personnes de cette classe moyenne de plus en plus précaire sont en augmentation, par solidarité, révèle-t-elle. Un début, peut-être, pour soulever le voile de ce tabou.