L’ambitieuse stratégie saoudienne «Vision 2030», et les opportunités économiques qui en découlent, aiguisent les appétits des entreprises étrangères. La Suisse n’est pas en reste. Guy Parmelin était d’ailleurs en visite en Arabie saoudite au mois de février, accompagné d’une importante délégation d’acteurs économiques. Entre 2021 et 2023, le commerce bilatéral entre la Confédération et le royaume a doublé pour atteindre 6,9 milliards de francs suisses en 2023.
«Vision 2030» vante également les mérites d’une série de réformes sociétales progressistes. Pourtant, les avancées en la matière restent relatives et les violations des droits humains systémiques. À cet égard, Berne a décidé de focaliser son discours officiel sur les progrès effectués par Riyad plutôt que sur la critique. Au risque de frustrer les défenseur·e·x·s des droits humains, qui dénoncent une forme de socialwashing.
De nouveaux rapports de force
«Le rôle du donneur de leçons est de moins en moins toléré.» La journaliste économique Myret Zaki n’est pas surprise de l’attitude de Berne face à Riyad, dans un monde en mutation qui voit notamment la montée en puissance des neuf pays à forte croissance, réunis dans les BRICS: «Dans les rapports de force, l’Occident est plutôt en déclin.» Si les pays européens veulent avoir accès aux opportunités qu’offrent les puissances émergentes, et pour lesquelles ils sont désormais directement en concurrence avec des pays moins regardants, la Chine par exemple, ils n’ont d’autre choix que de se montrer prudents dans leurs discours. D’autre part, elle rappelle que l’Arabie saoudite est le quatrième client de matériel de guerre suisse, dont on a retrouvé des traces au Yémen. «Nous ne sommes pas forcément les mieux placés pour donner des leçons de morale.» Différents facteurs qui expliqueraient que la Suisse reprenne à son compte les éléments de communication marketing saoudiens sur les progrès en matière de droits humains.
Il n’est dès lors pas surprenant que Fabian Maienfisch, porte-parole du Secrétariat d’État à l’économie (SECO), mette en avant les progrès sociétaux accomplis par l’Arabie saoudite. Avant d’admettre que «des défis importants subsistent». Il assure que la Suisse aborde régulièrement la problématique des droits humains avec les autorités saoudiennes – notamment lors de la mission de Parmelin en février. Au cours de l’Examen périodique universel de l’Arabie saoudite en janvier dernier, «la Suisse avait formulé quatre recommandations concrètes aux autorités saoudiennes», au sujet de la peine de mort, du droit à la liberté d’expression, de l’espace civique ainsi qu’en matière de ratification des conventions internationales sur les droits humains. «La Suisse estime que c’est à travers un dialogue ouvert et exigeant que des progrès en matière de droits humains peuvent être réalisés.»
Dans cette optique, froisser son partenaire serait contreproductif. Myret Zaki abonde: «Il faudrait des leviers puissants pour imposer notre vision des droits humains sans nous couper des marchés saoudiens. Des leviers que la Suisse ne possède pas.» Mais la journaliste souligne tout de même le deux poids, deux mesures de la stratégie helvétique. «On hésite moins à s’attaquer à l’Iran, par exemple», un pays avec lequel la Suisse se montre effectivement plus critique. Elle y condamne par exemple ouvertement les exécutions et les atrocités de la police des mœurs, quand les discussions bilatérales avec Riyad se font à huis clos. «Dans le sillage des États-Unis, on a ménagé les pays qui ont été nos alliés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, à l’image de l’Arabie saoudite.»
Un marché providentiel
Et la tendance n’est pas près de s’inverser. «On a affaire à un pays en plein essor, de plus en plus riche, puissant et influent, avec qui il est toujours plus difficile d’être critique», explique Myret Zaki. Le royaume saoudien est effectivement en train de s’imposer comme hub technologique, culturel, touristique, économique et financier du Moyen-Orient. Fabian Maienfisch chiffre les intérêts économiques helvétiques en terres saoudiennes: «La diversification croissante de l’économie du pays offre de nombreuses opportunités pour notre économie. Sur les 6,9 milliards que représente le commerce bilatéral, les exportations suisses s’élèvent à 6,1 milliards de francs.»
«Il y a un enjeu existentiel pour la Suisse, analyse Myret Zaki, car nous sommes très dépendants de l’Union européenne. La moindre récession sur le continent nous toucherait de plein fouet.» Depuis plusieurs années, la Confédération développe une stratégie de diversification, à coup d’accords de libre-échange. «Se couper de l’essor économique historique des pays du Golfe réduirait grandement nos alternatives. Il y aurait un coût.» Surtout que la Suisse y est en concurrence avec d’autres puissances occidentales, notamment le Royaume-Uni. «Il ne faut pas oublier que le Département fédéral des affaires étrangères et le SECO ont les milieux d’affaires dans leur entourage.» La journaliste pense que l’intensification des relations avec l’Arabie saoudite s’inscrit dans une stratégie pour assouvir les besoins de croissance de la Suisse sur les cinquante prochaines années, «car le monde change et tout est à reconstruire». D’autant que «la Suisse est bien placée dans cette course grâce à des conditions-cadres bilatérales propices négociées entre les deux parties», explique Fabian Maienfisch.
Faut-il alors, au nom de la bonne santé économique de notre pays, fermer les yeux sur le bilan de l’Arabie saoudite en matière de droits humains? «Il n’y a pas d’éthique dans cette perspective, il n’y en a jamais eu, de la part d’aucun pays. Finalement, on pourrait dire que le concept de croissance s’oppose malheureusement au respect des droits humains», conclut Myret Zaki.