Derrière le méga-projet «The Line» se cache une réalité que les plaquettes de promotion se gardent de mettre en avant. Le désert sur lequel sera implantée la future ville n’est pas inhabité. © Balkis Press/IMAGO
Derrière le méga-projet «The Line» se cache une réalité que les plaquettes de promotion se gardent de mettre en avant. Le désert sur lequel sera implantée la future ville n’est pas inhabité. © Balkis Press/IMAGO

MAGAZINE AMNESTY Arabie saoudite Développer coûte que coûte

Par Marc Thörner*. Article paru dans le magazine AMNESTY n°118, septembre 2024
Véritable manne pour les entreprises étrangères, les chantiers pharaoniques de Neom violent pourtant non seulement des principes moraux, mais aussi des droits fondamentaux.

«Nous ne partirons jamais d’ici!» L’inscription sur un mur d’une maison est à peine sèche qu’une colonne d’une quarantaine de jeeps débarque dans les rues de ce petit village perdu dans le désert. Les forces spéciales sautent des véhicules, pénètrent dans plusieurs fermes, armes à la main, et en sortent des familles entières. Des agents de la police secrète embarquent l’enfant qui a semble-t-il peint le slogan, avant de repartir d’où ils sont venus.

La scène ne se déroule pas en Cisjordanie. Elle a lieu au printemps 2020, dans les mois qui précèdent le début du chantier de Neom, aux frontières entre l’Arabie saoudite, la Jordanie et l’Égypte.

Autour des villages d’al-Khuraiba, Sharma et Gayal, sur la côte nord-est de la mer Rouge, vivent les al-Howaitat. Depuis des générations, la population locale s’est forgé une réputation de pêcheurs hors pair et d’éleveurs de chameaux forçant l’admiration. Cependant, les al-Howaitat ne correspondent pas à l’idée de la classe moyenne saoudienne que cherche à former le royaume. Personne ici ne pourra gagner sa vie comme auparavant dans les futurs quartiers urbanisés. Pour faire de la place à la future mégapole, Riyad a décidé de les déplacer.

Depuis le début du projet Neom, les al-Howaitat manifestent pacifiquement contre leur expulsion. Quelques jours après l’arrestation du jeune responsable du graffiti, un autre villageois, Abdulrahim al-Howaiti, voit arriver une colonne de police devant sa propriété. Il a tout juste le temps de filmer son arrivée. Puis les balles des forces de l’ordre fusent. Abdulrahim riposte avant de mourir dans les décombres de sa maison. La version officielle qualifiera par la suite cet épisode d’opération antiterroriste.

Rénovation au forceps

Neom : une zone spéciale de la taille de la Belgique en plein désert saoudien. C’est ici que doit être testée la nouvelle Arabie saoudite : celle qui succédera à l’actuelle, après le pétrole, et dans une société à la fois compétitive et ouverte. Celle qui offrira de réunir travail et loisirs en un seul endroit, si attractif qu’il attirera aussi les nomades numériques du monde entier. «Un endroit où l’esprit peut se reposer. Mais également un endroit où nous pourrons générer de la richesse et concevoir un tout nouvel avenir», s’extasiait Klaus Kleinfeld lors d’une keynote sur la région d’al-Howaitat en 2017.

L’ex-patron de Siemens et premier président du conseil d’administration de Neom avait alors vanté les mérites de la situation géographique, entre le désert et la mer : un paradis sur terre. Il décrivait le triangle formé par l’Arabie saoudite, la Jordanie et Israël comme pratiquement vierge et ouvert à l’exploitation.

Sur ordre du prince Mohammed ben Salmane, ici, tout devra dorénavant pouvoir être expérimenté. Une manne inédite pour les investisseurs étrangers. Mais pour les quelque 20 000 personnes expulsées de la zone de construction, essentiellement des membres de la tribu al-Howaitat, le projet ressemble davantage à ce que leurs ancêtres ont vécu lorsque la famille al-Saud avait transformé la majeure partie de la péninsule arabique en propriété privée jusqu’aux années 1920. L’expression impitoyable d’un pouvoir appliqué tantôt au nom de la «vraie religion», tantôt à celui de la «modernité», mais toujours avec l’aide de technologie de pointe étrangère.

La nouveauté cette fois, c’est la personnalité du jeune dirigeant qui se trouve derrière le projet : Mohammed ben Salmane, le prince héritier chargé en 2017 par son père malade, le roi Salmane, de reprendre les rênes du pays à la surprise générale semble vouloir bouleverser l’oligarchie des vieux princes. Un changement de cap qui se manifestera notamment en octobre 2018, environ un an après le lancement de Neom, lorsque le nouveau maître de Riyad fait assassiner et démembrer un critique pourtant relativement modéré, le journaliste Jamal Kashoggi.

Une pandémie de Covid-19 et une guerre d’agression russe plus tard, MBS – comme le prince héritier tout-puissant aime lui-même s’abréger – s’efforce de se donner une nouvelle image d’ami de l’Occident et d’humaniste. Il s’exprime publiquement, lance des appels désespérés face à l’urgence climatique : «Pourquoi des millions de personnes doivent-elles mourir chaque année à cause de la pollution de l’air?» Grâce à The Line – le lotissement faisant partie du projet Neom –, il promet de créer la première ville au monde totalement neutre en termes d’émissions de carbone, sans trafic automobile, et entourée de la zone de loisirs Trojena, de la ville industrielle Oxagon et de l’île dédiée aux vacances située au large, Sindalah.

Appels sans réponse

Mais qu’est-il arrivé aux opposant·e·x·s à Neom qui ont été arrêté·e·x·s depuis 2018? Au moins 47 d’entre elleux sont en prison, selon les informations de la plateforme d’opposition Alqst. Au moins trois personnes ont été condamnées à mort au motif de «terrorisme», dont Shadli, le frère d’Abdulrahim al-Howaiti abattu dans sa maison, ses cousins Ibrahim et Abdallah al-Howaiti ainsi que le père de ce dernier, Abdelnasser al-Howaiti.

La torture, selon l’opposante saoudienne Lina al-Hathloul, est monnaie courante [lire notre article]. Shadli al-Howaiti aurait ainsi non seulement été battu, mais aussi forcé de se tenir debout sur une jambe en plein soleil pendant des heures. D’autres ont écopé de dizaines d’années de prison pour «terrorisme», simplement pour avoir pleuré la mort d’Abdulrahim ou manifesté de la sympathie envers ses proches arrêté·e·x·s sur les réseaux sociaux.

Le 28 avril 2023, le rapporteur spécial de l’ONU en charge du dossier, Balakrishnan Rajagopal, s’adressait au Gouvernement saoudien, à la Neom Company, ainsi qu’à certaines entreprises internationales impliquées et aux gouvernements qui les représentent. Au centre de son intervention, les condamnations à mort et la situation des opposant·e·x·s à Neom en détention. Malgré son appel en faveur d’une mise en oeuvre des directives de l’ONU sur l’économie et les droits humains, la plupart des entreprises et des gouvernements répondent de manière évasive. Comme le bureau d’architectes allemand Lava, qui affirmera ne pas avoir connaissance de violations des droits humains «dans le domaine dans lequel il travaille».

Pourtant, des pays comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou la France sont tenus par les directives non contraignantes de l’ONU et par la loi européenne sur la chaîne d’approvisionnement, qui exige des gouvernements qu’ils empêchent les entreprises de participer à des violations des droits humains – pas uniquement dans leur domaine de travail, mais tout au long de la chaîne d’approvisionnement.

Les entreprises suisses sont elles aussi soumises à cette loi si elles ont des filiales dans l’Union européenne (UE). C’est le cas par exemple de Kühne und Nagel, une entreprise de logistique qui transporte les turbines pour le parc éolien de Neom. Au lieu de se conformer aux directives de l’UE, l’entreprise helvétique rejoint les rangs de celles qui considèrent leur participation à ce projet phare soi-disant écologique comme une sorte de publicité. Et ce malgré les critiques qui ont entretemps été formulées contre le super-projet saoudien.

Rien que pour l’excavation de la bande de 170 kilomètres de long qui doit accueillir The Line, la construction des murs latéraux et les tunnels souterrains pour le trafic ferroviaire, on utiliserait tellement de béton que l’empreinte carbone ne pourrait pas être compensée en cent ans, et ce quand bien même Neom serait effectivement exploitée de manière climatiquement neutre. Pourtant, d’autres raisons pourraient venir réduire l’ampleur du projet : la BBC révélait récemment que les 170 kilomètres de The Line et ses murs latéraux en miroir de 500 mètres de haut seront sans doute revus à la baisse pour limiter les coûts.

Jusqu’à présent, les appels des urbanistes n’ont pas été entendus. Tout comme celui de Lina al-Hathloul : «Si des gens doivent avoir la tête coupée pour que Neom voie le jour, il faudrait questionner le bien-fondé du projet.». Pourtant, à l’heure où de nombreux gouvernements cherchent des alternatives au pétrole et au gaz russes, MBS semble être un partenaire irremplaçable, peu importe si – ou comment – il choisit d’appliquer les lois. Une politique dangereuse, selon Lina al-Hathloul qui prédit : «Avec MBS, l’Occident est en train de créer un monstre qui se retournera contre lui chaque fois que cela lui semblera opportun.»