Malgré un certain assouplissement, le système de tutelle reste solidement ancré et limite les libertés des Saoudiennes. © Ahmed Yosri/EPA/Keystone
Malgré un certain assouplissement, le système de tutelle reste solidement ancré et limite les libertés des Saoudiennes. © Ahmed Yosri/EPA/Keystone

MAGAZINE AMNESTY Arabie saoudite Double discours envers les femmes

Par Lina al-Hathloul*. Article paru dans le magazine AMNESTY n°118, septembre 2024
La stratégie «Vision 2030» décrit les femmes comme «un autre grand atout» et déclare qu’elle vise à les «autonomiser». Mais qu’en est-il si l’on confronte la communication officielle à la réalité?

Ma sœur Loujain, une des féministes les plus connues d’Arabie saoudite, a été arrêtée en mai 2018, au moment où les autorités accordaient enfin le droit de conduire aux femmes. Un droit pour lequel elle s’était battue pendant des années, en parallèle avec son engagement pour exiger la fin de la tutelle masculine. Emprisonnée avec d’autres activistes, elle a été torturée par ceux-là même qui annonçaient «réformer» et «autonomiser» [«empower» selon la formulation officielle] les Saoudiennes. À l’époque, je terminais mon mémoire en droit à Bruxelles. Rentrer était trop risqué. Je mènerais donc mon combat depuis l’Europe.

Au cours des dernières années, les autorités saoudiennes ont certes levé certaines des restrictions imposées aux femmes par le système de tutelle masculine, notamment en leur permettant de demander leur propre passeport, en assouplissant la stricte ségrégation dans les espaces publics ou en autorisant les femmes à conduire. Mais ce système de tutelle – un cadre juridique qui considère les femmes adultes comme des mineures et les place sous la responsabilité des hommes – continue à avoir des répercussions négatives sur tous les aspects de la vie des femmes, et de restreindre considérablement leurs libertés fondamentales.

Patriarcat tout-puissant

La problématique des droits des femmes en Arabie saoudite repose sur deux éléments fondamentaux: l’État patriarcal et l’existence du système de tutelle d’une part, et le musellement de la société civile saoudienne de l’autre. Le système de tutelle saoudien est constitué d’un ensemble de lois et de pratiques judiciaires qui assujettissent les femmes au bon vouloir de leur «tuteur» – père, mari ou même fils, en fonction des circonstances. Avant l’arrivée au pouvoir du prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS), le tuteur avait presque tous les droits. C’est lui qui décidait des voyages, de l’inscription dans une université… et bien sûr du mariage des femmes sous sa tutelle.

Avec «Vision 2030», MBS a annoncé des réformes, censées assouplir ces règles et protéger les femmes de tout abus du tuteur. Mais les racines du système de tutelle restent solidement ancrées, entretenues par des lois répressives et sujettes à interprétation. Dans les faits, les tuteurs gardent la liberté d’exercer leur autorité comme ils le souhaitent.

La «désobéissance» d’une femme envers son tuteur masculin est ainsi toujours jugée comme un délit. Les nouvelles libertés acquises ne valent qu’à condition que le tuteur ne s’y oppose pas. Une plainte pour désobéissance peut conduire à la détention d’une femme dans le Dar al-Re’aya (littéralement «maison de soins»). Elle peut y être envoyée au motif de taghayub (absence ou «fuite» de la maison), à la suite d’un «acte d’indécence morale», comme des relations sexuelles extraconjugales, parce qu’elle aurait commis un meurtre, ou au motif de ‘uquq (désobéissance à un tuteur masculin).

Victime de violences domestiques, notamment de menaces de mort de la part de son père, Shaimaa al-Bugmi n’avait nulle part où se réfugier. Elle a donc quitté sa maison pour vivre de façon indépendante. Mais lorsque son père a déclaré sa fuite, Shaimaa a été arrêtée. Elle a disparu depuis.

Pour combler l’absence de structures pour les femmes victimes de violences domestiques, ma sœur Loujain al-Hathloul et d’autres activistes ont tenté d’ouvrir un refuge. Mais elles n’ont jamais obtenu de permis. Elles ont même été arrêtées, emprisonnées et torturées pour ce combat. Saud al-Qahtani, le bras droit du prince héritier, faisait partie de ses géôliers; il était présent lorsqu’elles ont été soumises à la torture.

Réforme de surface

Le droit pour les femmes de demander leur propre passeport a entraîné une augmentation des fuites hors du pays pour des raisons domestiques ou politiques. Récemment, la célèbre influenceuse Foz al-Otaibi et sa sœur Manahel ont été inculpées pour ne pas avoir porté d’abaya et pour avoir tweeté des hashtags féministes contre le système de tutelle. Foz a fui le pays, mais Manahel a été condamnée à onze ans de prison par la Cour pénale spécialisée, qui traite des affaires de terrorisme.

S’agit-il d’une application incohérente des réformes annoncées? D’une erreur judiciaire? D’une justice à deux vitesses? En réalité, il existe un décalage important entre les réformes que l’Arabie saoudite présente à la communauté internationale et le traitement qu’elle réserve aux mouvements de réforme à l’intérieur du pays, qu’elle continue de réprimer sévèrement. Les femmes qui réclament pacifiquement leurs droits fondamentaux continuent d’être prises pour cible et punies. C’est précisément ce qui est arrivé à ma sœur.

Ces cas emblématiques ne sont pas une exception, bien au contraire. Après avoir arrêté et condamné les activistes les plus connues du pays, les autorités ont commencé à s’en prendre à leurs soutiens. Toute personne qui exprimait sa solidarité avec Loujain et le mouvement féministe s’exposait aux foudres des autorités. Ces derniers mois, les tribunaux saoudiens ont condamné plusieurs femmes à de lourdes peines de prison pour des activités pacifiques sur les réseaux sociaux, notamment Salma al-Shehab (27 ans), Fatima al-Shawarbi (30 ans), Sukaynah al-Aithan (40 ans) ou Nourah al-Qahtani (45 ans). Des condamnations qui illustrent l’intensification de la répression de l’activité en ligne: les autorités emprisonnent éhontément des personnes pour des tweets pacifiques, signalant ainsi au peuple que personne n’est à l’abri.

Ces femmes sont aujourd’hui derrière les barreaux, ma sœur reste interdite de sortie du territoire saoudien, et quiconque ose questionner ces peines est sanctionné. De quelles réformes parle-t-on lorsque les femmes sont muselées et qu’on leur refuse tout droit de s’affranchir? Pire, les réformes du système de tutelle, censées octroyer plus de droits aux femmes, inscrivent officiellement ces discriminations dans la loi.