En quarante ans, les survivant·e·x·s ont organisé de nombreuses manifestations pour tenter de faire valoir leurs droits, comme ici à Bhopal, à l’occasion de l’accord de parrainage avec Dow Chemical pour les Jeux olympiques de 2012. © Rafiq Maqbool/AP/Keystone
En quarante ans, les survivant·e·x·s ont organisé de nombreuses manifestations pour tenter de faire valoir leurs droits, comme ici à Bhopal, à l’occasion de l’accord de parrainage avec Dow Chemical pour les Jeux olympiques de 2012. © Rafiq Maqbool/AP/Keystone

MAGAZINE AMNESTY Inde Héritage toxique

Par Natalie Mayroth. Article paru dans le magazine AMNESTY n°118, septembre 2024
Il y a bientôt quarante ans, une des pires catastrophes industrielles frappait la ville indienne de Bhopal. Les survivant·e·x·s poursuivent leur combat pour obtenir justice.

Les ruines rouillées de l’usine de pesticides Union Carbide sont un mémorial permanent dans le paysage urbain de la mégalopole de Bhopal. On les aperçoit bien depuis le viaduc de Banhpur qui mène au lotissement situé en face de l’ancien site de l’usine, où l’accident chimique s’est produit il y a quarante ans.

Les survivant·e·x·s de la nuit du 3 décembre 1984 n’oublieront jamais ce qui s’est passé lorsque 27 tonnes d’isocyanate de méthyle (MIC), un gaz hautement toxique, se sont échappées d’un réservoir de l’usine appartenant à l’entreprise américaine Union Carbide Company (UCC). Un nuage épais avait recouvert la ville endormie ; plus d’un demi-million de personnes y avaient été exposées. «Mes yeux me brûlaient comme si on m’avait mis de la poudre de piment dans les yeux», se souvient Tulsi Kumar, aujourd’hui âgé de 71 ans. Utilisé comme insecticide, le MIC provoque de graves brûlures des muqueuses chez l’être humain et attaque les organes internes.

Cette fameuse nuit, dans le quartier de Jai Prakash Nagar qui se trouve à un jet de pierre de l’usine, c’est la panique. Tulsi raconte : «J’entendais le chaos autour de moi : des cris, des bruits de pas, des choses qui se brisaient.» Il s’enferme dans la maison avec ses trois jeunes enfants et sa femme enceinte. «Le lendemain matin, des agents du gouvernement sont venus et nous ont donné des gouttes pour les yeux, mais elles n’ont pas atténué la douleur.» La famille est évacuée temporairement. L’ampleur de la contamination ne sera vraiment mesurée que bien plus tard.

Des morts par milliers

Plus de 10 000 personnes ont perdu la vie dans les premiers jours qui ont suivi, 22 000 autres sont mortes prématurément des suites directes de la catastrophe. On estime à 150 000 le nombre de personnes qui souffrent encore aujourd’hui de séquelles de la catastrophe.

Dans la petite maison peinte en bleu clair et rose de Tulsi Kumar, les effets de cette nuit de 1984 se font immédiatement sentir : une génération entière manque à l’appel. Tous ses enfants sont décédés, le premier sept mois après la catastrophe. Tulsi élève ses petits-enfants avec sa belle-fille. Dix ans après le drame, son état physique s’est tellement empiré qu’il ne pouvait plus travailler. De temps à autre, il coupe des légumes avec les enfants pour faire des conserves qu’il vend pour gagner un peu d’argent.

Après des années d’attente, la famille reçoit enfin des indemnités, mais elles ne suffisent pas pour couvrir les frais médicaux et personnels. Car deux générations plus tard, les conséquences se font toujours sentir : les deux petites-filles, qui sont déjà adolescentes, n’ont pas vraiment grandi. Lorsqu’on les observe courir joyeusement en criant, elles ont l’air bien plus jeunes qu’elles ne le sont. «À chaque anniversaire, je me demande comment la prochaine génération va survivre», glisse Tulsi Kumar.

Dans le quartier, toutes les maisons ont vécu un deuil. Noorjaha venait d’être maman au moment du drame. Un ami de la famille qui travaillait dans l’usine les prévient au milieu de la nuit: «Il est arrivé en criant que nous devions quitter la maison immédiatement», se souvient-elle. Dehors, tout était recouvert d’une couche blanche. Le nouveau-né de Noorjaha tombe rapidement gravement malade, son corps avait gonflé. Il a survécu, mais n’a vécu que 34 ans.

Dans un classeur bleu, la mère conserve les preuves des indemnités qu’elle a reçues, les attestations de maladie et des certificats de décès. «Nous aurions eu droit à 25 000 roupies (1430 CHF) pour mon nouveau-né», dit-elle. Mais à la place, elle a reçu un paiement de 1000 roupies (environ 55 CHF) à la pédiatrie.

L’accident chimique du 3 décembre 1984 à Bhopal reste encore aujourd’hui une des pires catastrophes industrielles. © ZUMA Press/IMAGO

Fausses informations

Tant qu’il sera en vie, Divya Kishor Satpathy lui non plus n’oubliera jamais ce 3 décembre. Alors âgé de 35 ans, le médecin se précipite à l’hôpital. Il y trouve des centaines de personnes qui tentent désespérément de respirer, d’autres déjà mortes. Des corps par centaines sont chargés sur des chariots et dans des camions depuis le lieu de l’accident. Personne ne sait comment les soigner. «Même le médecin employé par Union Carbide n’avait aucune idée.»

Le médecin se rend vite compte que le personnel manque pour réaliser autant d’autopsies à la fois. On engage des étudiant·e·x·s et on photographie les victimes pour une identification ultérieure. Le verdict ne tombera que plus tard lorsque les autopsies prouveront que les nombreux produits chimiques toxiques étaient responsables des décès. «Ils sont morts dans d’atroces souffrances», conclut Divya Kishor Satpathy. Il a effectué 18 000 autopsies et a documenté d’innombrables blessures, ainsi que des mutations génétiques chez les survivant·e·x·s.

La question de la justice et de la responsabilité le touche encore aujourd’hui. Quand il en parle, la voix de cet homme de 74 ans tremble. Les autorités n’auraient jamais dû autoriser cette usine chimique, c’est donc à elles que revient la faute. «La femme qui est morte est morte, c’est déjà tragique. Mais qu’en est-il de la femme enceinte qui a survécu? Son enfant est né empoisonné. Qui s’est occupé de son développement physique et mental? Qui a pensé à une compensation?» Le docteur Satpathy ajoute: «Si cet accident s’était produit dans une de ces régions prospères où vivent les politiciens et les bureaucrates, il se serait passé bien plus de choses.» Mais l’usine de pesticides se trouve dans une zone densément peuplée de Bhopal, où vivent un nombre supérieur à la moyenne de membres de la minorité musulmane et des castes inférieures.

La compagnie Union Carbide avait fait circuler des informations selon lesquelles le gaz n’affecterait pas les enfants à naître. Pourtant, une étude réalisée plus tard prouvera ce que les médecins avaient déjà observé : une proportion disproportionnée d’enfants dont les parents ont été exposés au gaz sont nés avec des handicaps ou des troubles congénitaux. Les fondations privées comme Chingari, créées pour soutenir les victimes, font tout leur possible pour les aider. Mais toutes les victimes ne reçoivent pas l’aide dont elles auraient besoin.

Rester malgré tout

Vishnu Bai est assise sur les marches devant sa maison et regarde dans le vide. «Tant de gens sont morts, est-ce que notre vie compte encore?» s’interroge cette femme âgée couverte dans son sari clair. Ces pensées la tourmentaient déjà il y a quarante ans, lorsqu’elle a perdu de nombreux proches. «Les trois petits enfants de ma soeur sont morts sous mes yeux», raconte-t-elle d’une voix douce. «Mon fils n’avait que 3 mois. Je l’ai enveloppé dans un tissu et j’ai réussi à lui sauver la vie.» Sa famille est retournée au village après la catastrophe. « Nous n’avions plus peur de la mort, alors nous sommes restés.»

«Nous avons lutté si dur pour obtenir justice. Nous avons fait la grève de la faim à Delhi, Mumbai et Bhopal», raconte Vishnu Bai. Au cours des dernières décennies, elle a tenté, avec d’autres survivant·e·x·s de la catastrophe, d’obtenir une reconnaissance de ce qui leur est arrivé ici. «Nous avons dormi dans la rue avec des linceuls en guise de protestation. Mais à chaque fois, on nous a abandonnés», dit-elle, amère.

«Je suis né après l’accident, mais je souffre de nombreuses maladies», témoigne Rohit, 24 ans. Au début, c’était la toux, puis l’épilepsie s’est ajoutée. C’est à cause de la fuite de gaz, il en est convaincu. «Nous avons entendu tellement de promesses vides. Le gouvernement offre de l’eau potable et des médicaments, mais où est la justice? Ceux qui ont droit à une compensation doivent l’obtenir», dit-il.

Maigres compensations

Avant l’accident, l’entreprise Union Carbide, qui exploitait l’usine chimique, faisait déjà l’objet de controverses. En perte de vitesse, l’usine faisait l’objet de discussions, un démantèlement ayant été envisagé en 1983. Après l’accident, l’usine n’a jamais repris ses activités. Aucune mesure d’assainissement n’a été prise et les importantes réserves de produits chimiques n’ont fait l’objet d’aucune attention.

En 1989, UCC versera 470 millions de dollars au Gouvernement indien, ce qui correspond à 5 % du chiffre d’affaires de l’entreprise à l’époque. En moyenne, les personnes touchées ont reçu 500 dollars de la part du gouvernement local. De nombreuses victimes ont été classées sans examen dans la catégorie des personnes peu touchées.

En 2010, un tribunal de Bhopal a condamné plusieurs ancien·ne·x·s employé·e·x·s indien·ne·x·s de l’usine pour «homicide par négligence». Mais les dirigeant·e·x·s américain·e·x·s ont été épargné·e·x·s. Les tentatives de traduire en justice l’ancien président d’Union Carbide, Warren Anderson, n’ont pas abouti. Il est mort peu après la catastrophe.

Dernièrement, la Cour suprême a rejeté la demande du Gouvernement indien qui exigeait une indemnisation supplémentaire de 3,3 milliards de dollars pour les victimes de la tragédie de Bhopal. L’entreprise Union Carbide a ensuite été rachetée par Dow Chemical, qui est également basée aux États-Unis. Dow continue de décliner toute responsabilité.

Conséquences durables

Bhopal compte toujours un nombre supérieur à la moyenne de personnes qui souffrent de maladies chroniques. Selon l’organisation non gouvernementale Sambhavna Trust, les personnes exposées aux émanations de gaz pendant la tragédie de Bhopal ont trois fois plus de chances d’être diagnostiquées pour du diabète, des maladies coronariennes, des maladies nerveuses et de l’arthrite. Selon les habitant·e·x·s, la tuberculose, des paralysies et des problèmes pulmonaires sont également très répandus.

Plusieurs études ont montré que le sol et la nappe phréatique sur le site de l’usine sont toujours gravement pollués par des métaux lourds. Les restes abandonnés de l’usine ont beau être clôturés, ils sont utilisés comme pâturage pour les chèvres ou les vaches par des personnes qui ne se doutent de rien. Il resterait environ 337 tonnes de déchets toxiques à éliminer, selon les discussions qui ont eu lieu au Parlement indien cet été. C’est peut-être là le seul impact «positif» de la catastrophe: pour la première fois, la protection des personnes et de l’environnement contre les accidents industriels est au centre des préoccupations en Inde.

Mais c’est une petite consolation pour les habitant·e·x·s de Jai Prakash Nagar. Il n’y a toujours pas de justice pour elleux, seulement des souvenirs douloureux, des problèmes de santé persistants et le sentiment d’avoir été trahi·e·x·s par les entreprises et les gouvernements qui les ont abandonné·e·x·s. La demande d’une compensation adéquate de la part du propriétaire actuel Dow «restera tant que nous respirerons», dit Vishnu Bai. Le jour du quarantième anniversaire, tout le monde descendra à nouveau dans la rue pour appeler au monde ce qui s’est passé ici.