Aussi bien au sein de ses frontières qu’à l’étranger, l’Arabie saoudite investit massivement dans le sport pour gagner les coeurs. © Jonathan Brady/IMAGO
Aussi bien au sein de ses frontières qu’à l’étranger, l’Arabie saoudite investit massivement dans le sport pour gagner les coeurs. © Jonathan Brady/IMAGO

MAGAZINE AMNESTY Arabie saoudite Le sport, vecteur d’influence

Par Natalie Wenger. Article paru dans le magazine AMNESTY n°118, septembre 2024
Grâce à sa diplomatie sportive, l’Arabie saoudite compte gagner en influence. Le rachat du club anglais «Newcastle United» en 2021 s’inscrit dans cette stratégie.

L’effervescence autour du club de football Newcastle United (NUFC) est à son comble. Pourtant, au début 2021, seul·e·x·s ses plus fervent·e·x·s supporters osent encore assumer publiquement leur soutien. Le dernier titre du club remonte à 1955 et les saisons s’enchaînent sans panache. Mais en octobre de la même année, le Fonds d’investissement public saoudien (PIF), présidé par le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS), rachète 80 % des parts du club, avec des ambitions affichées. Les investissements portent immédiatement leurs fruits : des achats intelligents de joueurs – pour plus de 400 millions de francs suisses tout de même, mais loin des caprices bling-bling du concurrent qatari au PSG – permettent au club de se hisser parmi les meilleures formations du pays. En 2023, Newscastle est de retour en Champions League après vingt ans d’absence.

Le club de la ville du nord-est de l’Angleterre, dont le stade se trouve en plein centre, est devenu une vitrine de la région. Yousef Hatem est un grand fan du NUFC. «J’étais content à l’annonce du rachat, ça annonçait enfin de futurs succès. Néanmoins, je reste sceptique à l’égard des propriétaires saoudiens.» Selon lui, de nombreux·se·s supporters sont conscient·e·x·s des manquements de l’Arabie saoudite en matière de droits humains. «Mais exiger de nous, les fans, d’être une autorité morale n’est pas juste», estime Yousef Hatem. «En fin de compte, nous ne sommes que des pions dans un grand jeu de pouvoir.»

Les Saoudiens ont été accueillis avec méfiance. En 2022 encore, l’entraîneur Eddie Howe était assailli de questions sur les droits humains et critiqué pour ses réponses évasives. Après un match en mars de cette année, il avait fermement refusé de condamner l’exécution de 81 hommes dans le royaume la veille: «Je vais me contenter de parler de football, c’est tout ce qui m’intéresse.» Depuis, de nombreux médias semblent avoir adopté la philosophie du coach. Les questions sur la situation des droits humains en Arabie saoudite ne sont pratiquement plus abordées dans ce contexte. Certains fans célèbrent carrément les nouveaux propriétaires. Il n’est pas rare de voir le drapeau saoudien lors des matchs, et certain·e·x·s portent sur leur tee-shirt l’acronyme du prince héritier saoudien MBS, à la place du nom de leur joueur préféré.

Car il n’y a pas que le club de football qui connaisse une mutation. Le centre de la ville ouvrière voit sortir de terre de nouveaux bâtiments, des tours être érigées, des hôtels rénovés. Après des années d’économies massives, le Conseil municipal a approuvé des investissements d’un montant de 1,5 milliard de livres (environ 1,6 milliard de CHF) – une somme impensable il y a encore quelques années pour une ville qui était au bord de la faillite en raison du déclin de l’industrie du charbon et de l’acier.

«Les investissements dans le club ont permis aux Saoudiens d’avoir accès à toute la région», explique Jacob Whitehead, journaliste pour la publication sportive The Athletic et fin connaisseur de Newcastle. Les citoyen·ne·x·s ont vu arriver des investissements dans le secteur de l’énergie, dans l’industrie automobile, dans l’infrastructure portuaire et dans les universités de Newcastle. Des projets de vols directs sont même discutés entre l’aéroport international de Newcastle et l’Arabie saoudite. En passant par le football, Riyad s’est offert un accès privilégié au nord-est de l’Angleterre, une région qui se sent trop souvent délaissée par Londres. «Les politiciens et les dirigeants économiques de la région cherchaient désespérément des investisseurs. L’arrivée de l’Arabie saoudite est une bénédiction à leurs yeux», explique Jacob Whitehead. «Les investissements du PIF doivent permettre de créer des emplois, de rénover et développer les infrastructures. La région a trop longtemps lutté contre la pauvreté. Se montrer critique risquerait de torpiller les investissements.»

Une ambition mondiale

Selon le Danish Institute for Sports Studies, l’Arabie saoudite a investi dans 323 projets sportifs en 2023, dont 139 directement par le biais du Fonds d’investissement public PIF.

Les premiers investissements importants ont lieu en 2018, lorsque le Ministère saoudien des sports signe un contrat de dix ans pour l’organisation d’événements de la World Wrestling Entertainment, la fédération de catch, contre un montant de 100 millions de dollars par an. Après l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en octobre 2018, l’Arabie saoudite tente désespérément de redorer son image – le royaume a injecté des millions dans les sports équestres et le golf. En novembre 2021, il organise la première course de formule 1 à Djedda. Puis en 2023, l’Arabie saoudite réussit le tour de force de faire fusionner son propre circuit de golf LIV avec le circuit traditionnel PGA. Le pays investit également beaucoup dans le sport féminin : les trois prochaines finales de tennis WTA auront lieu à Riyad – la Fédération saoudienne de tennis fait miroiter cette année des prix en espèces de 15,25 millions de dollars.

Toujours en 2023, sur les près de 5 milliards de francs suisses dépensés dans le sport, un milliard a servi à attirer des stars mondiales du ballon rond dans le championnat saoudien. Le royaume a ainsi pu s’offir Cristiano Ronaldo, Karim Benzema ou encore Neymar. Le premier est même devenu ambassadeur de l’Arabie saoudite. Les Saoudien·ne·x·s étant passionné·e·x·s de football, cette stratégie permet aussi bien de faire parler du pays à l’étranger que d’obtenir le soutien de la population à l’interne.

Et Riyad ne compte pas s’arrêter en si bon chemin: l’Arabie saoudite devrait vraisemblablement organiser la Coupe du monde de football 2034, aucune candidature présentée n’étant susceptible de concurrencer sa candidature.

Le sport est un outil classique de softpower. Pour sa stratégie, MBS s’est inspiré de modèles récents et proches de lui. Ses concurrents régionaux que sont le Qatar et les Émirats arabes unis investissent en effet depuis longtemps dans la diplomatie sportive. Le cheikh Mansour ben Zayed AI Nahyan d’Abu Dhabi est propriétaire de Manchester City depuis 2009. Le Qatar investit depuis plus de dix ans dans le Paris-Saint-Germain, et a accueilli la Coupe du monde de football masculine en 2022.

Un outil de croissance économique

Riyad fait des événements sportifs qu’il organise des spectacles grandioses. Car il n’a presque pas de limites financières. Mais la menace d’une baisse des exportations de pétrole plane. Pour la contrer, MBS compte faire de sa stratégie de sportwashing un moteur de croissance, en plus d’un vecteur d’influence. En outre, celle-ci doit créer de l’emploi. Le prince héritier déclarait en septembre 2023 à la chaîne américaine Fox News: «Si notre PIB augmente d’un pourcent grâce au sportwashing, alors je continuerai à faire du sportwashing. Je m’en fous.»

Il y a également un intérêt pour la santé publique. Encourager le sport permet d’inciter la population, dont une grande partie de la jeunesse souffre d’obésité, à se dépenser. Une solution gagnant-gagnant donc, si on en croit l’espoir retrouvé de la population de Newcastle dans l’avenir. Sauf peut-être pour les droits humains et leurs défenseur·e·x·s.