Il arrive en s’excusant au café où l’on s’est donné rendez-vous : « J’ai été arrêté dans la rue par un monsieur qui m’a demandé pourquoi c’est toujours les méchants qui gagnent. Ça m’a intrigué. » Adrià Budry Carbó doute d’avoir été reconnu, mais l’individu en question est bien tombé. Le journaliste de 36 ans est enquêteur pour Public Eye depuis 2019, auteur de plusieurs investigations sur les pratiques de corruption, les crimes sociaux et environnementaux commis, souvent en totale impunité, par les sociétés de négoce ou d’extraction de matières premières basées en Suisse. Cette année, il publie un livre sur l’industrie du charbon. La Suisse sur des charbons ardents est le fruit de plusieurs années d’enquêtes sur la plus ancienne des énergies fossiles, dont 40 % de la production mondiale serait commercialisée depuis notre pays.
Décrire le réel
« Mon moteur a toujours été la curiosité intellectuelle. Je ne suis pas un militant. Je veux relater les choses telles qu’elles sont. » Adrià se prédestinait à une carrière académique. Après des études en relations internationales entre Genève et Londres, il commence à travailler comme journaliste le temps de trouver un sujet de doctorat : « J’ai tout de suite compris que c’est ce que je voulais faire. Ça m’a plu d’être ancré dans l’actualité. » Après un passage par la Tribune de Genève comme généraliste, il officiera quatre ans dans la rubrique économique du Temps, où il commencera à s’intéresser à la question des matières premières. « J’y ai trouvé la possibilité d’analyser de grands bouleversements géopolitiques, tout en restant dans le concret et l’échange avec des interlocuteurs. »
Pour « relater les choses telles qu’elles sont », il est important de pouvoir parler avec tout le monde. Au fil de ses articles, Adrià découvre un milieu en permanence sur la défensive. « Mais il y a des gens qui sont ouverts. La confiance se crée en montrant qu’une discussion est possible, même si on est critique. » Il commence à écrire sur le charbon pour Public Eye et achète tous les livres disponibles sur le sujet. C’est cet intérêt qui lui a valu les premiers entretiens avec des traders du milieu. « La plupart d’entre eux évoluent dans la légalité. Or tout le monde veut se raconter : dans le journalisme, il ne faut jamais sous-estimer cette force. »
Procédures bâillons
Mais faire de l’investigation, c’est surtout dénoncer des pratiques illégales ou immorales. Et s’exposer à des menaces d’ordre juridique en retour. « Notre système judiciaire n’est pas du tout favorable au journalisme. » Chaque ligne publiée par Public Eye est soumise à une pesée d’intérêts en consultation avec des avocat·e·x·s. « C’est devenu le quotidien de l’investigation en Suisse. Et la situation pourrait encore se dégrader. Être poursuivi, même à tort, engendre des coûts énormes. On espère ainsi décourager les enquêteurs. Pire, un juge peut bloquer temporairement la publication d’un papier. C’est extrêmement grave », souffle Adrià.
Le rapport de force semble dès lors déséquilibré entre les journalistes et les acteur·rice·x·s du secteur très lucratif des matières premières. « Mais si on est patients, on voit des changements s’opérer à la marge. » L’enquête Dirty Diesel publiée par Public Eye en 2016 a entraîné un réajustement des normes pour les carburants dans tous les pays d’Afrique de l’Ouest. Les traders suisses ne peuvent plus y vendre du carburant avec près de 400 fois plus de soufre qu’en Europe. Comme quoi, ce ne sont pas toujours les méchants qui gagnent. « On ne sauve pas le monde avec notre plume. Il faut savoir rester humble et continuer à rechercher la vérité, enquête après enquête», tempère Adrià.