Andrijana Pekic et Adi Selman à l’entrée du village de Lopare devant une affiche contre le projet d’exploitation de lithium. © Sead Husic
Andrijana Pekic et Adi Selman à l’entrée du village de Lopare devant une affiche contre le projet d’exploitation de lithium. © Sead Husic

MAGAZINE AMNESTY Bosnie-Herzégovine Ensemble pour Majevica

Par Sead Husic. Article paru dans le magazine AMNESTY n°119, décembre 2024
En Bosnie-et-Herzégovine, un projet d’extraction de lithium fait du bruit. Il aura eu le mérite d’unir quelques Bosniaques et Serbes contre sa réalisation, dans un territoire où les tensions entre communautés sont encore vives.

Adi roule sur les routes sinueuses de la Majevica. Ce massif montagneux traverse la frontière administrative qui sépare les deux entités constituant le pays, la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine d’un côté, majoritairement bosniaque, et la République serbe de Bosnie (RS) de l’autre. Il s’arrête au sommet d’une colline pour observer le paysage idyllique qui s’étend face à lui : « Tout cela doit être détruit pour que l’on puisse rouler avec des voitures électriques. »

Lutte commune contre l’extractivisme

Adi est Bosniaque. À 32 ans, il ne se souvient des guerres de Yougoslavie qu’au travers de ce que ses parents lui ont raconté. Non loin de chez lui, la RS est gouvernée depuis dix-huit ans par le président Milorad Dodik, nationaliste serbe radical. Ce dernier affirme publiquement qu’il est impossible pour les Bosniaques et les Serbes de vivre ensemble. Mais dans les faits, les élus locaux ont tendance à lui prouver le contraire. Aujourd’hui, huit communes de part et d’autre de la ligne de démarcation entre les deux entités ont signé conjointement un mémorandum pour lutter contre le projet de l’entreprise suisse Arcore de faire de la Majevica une zone d’extraction de lithium. Plusieurs d’entre elles collaboraient déjà pour développer le tourisme dans la région, à l’image du projet Via Majevica, qui comprend des itinéraires de randonnée, des pistes cyclables et un programme de visites culturelles pour découvrir les mosquées et églises dans les montagnes. Mais tout cela est mis en danger par la potentielle mine de lithium. La collaboration transfrontalière est donc appelée à s’intensifier pour lutter contre la multinationale, et contre le président Dodik, qui veut faciliter la venue de la société helvétique. « Ce pays ne peut avancer que s’il est uni, au-delà des origines religieuses ou culturelles », affirme Admir Hrustanovic, président de la commune bosniaque de Celic, à l’origine du projet Via Majevica. Il a pourtant connu la guerre enfant et a dû fuir vers les États-Unis avec sa famille. Mais il est conscient des enjeux pour le futur proche de la région : « Avec l’extraction du lithium, les gens craignent que des substances toxiques ne se répandent dans la rivière Sibosnica et que l’approvisionnement en eau de notre commune ne soit ainsi menacé. »

À 15 minutes en voiture de Celic, du côté serbe, se situe la commune de Lopare. Son maire, Rado Savic, est membre du Parti démocratique serbe, fondé par le premier président de la région et criminel de guerre, Radovan Karadzic, condamné pour purification ethnique contre les Bosniaques. Pourtant, Rado Savic a participé à élaborer le projet de la Via Majevica avec son homologue bosniaque Hrustanovic, qui a le même âge que lui, et pour qui il ne tarit pas d’éloges. Assis à son bureau, il témoigne : « Nous nous sommes tout de suite bien entendus. Nous avions la même idée de la manière dont nous devions développer notre région. La diversité culturelle est une richesse très intéressante pour le tourisme. » Et il est prêt à se battre aux côtés d’Admir Hrustanovic contre Arcore. À la simple évocation du mot lithium, son regard s’assombrit : « Nous savons que nous ne pourrons stopper le projet d’exploitation qu’ensemble. »

Le spectre de l’ethno-nationalisme

Cette dernière affirmation, Adi pourrait très bien la reprendre à son compte. Lui aussi se bat contre l’extractivisme, aux côtés d’activistes serbes. À l’entrée de Lopare, il rejoint Andrijana Pekic. Elle lui montre une affiche qu’elle a fait apposer. On y lit : « Profit étranger, notre perte ? » Adi la félicite.

En ce moment, le sujet est virulent, car les élections municipales approchent. Andrijana a été très médiatisée ces derniers mois pour son engagement contre le projet d’Arcore. « L’extraction du lithium consomme beaucoup d’eau et provoque une immense pollution », explique-t-elle. Dès qu’elle a appris dans la presse la probable venue d’Arcore, elle a fondé l’association Cuvari Majevice, les « protecteurs de la Majevica ». Depuis, elle a reçu plusieurs appels téléphoniques menaçants qui l’accusaient de militer pour une politique antiserbe.

En s’enfonçant dans Lopare pour se rendre au quartier général de l’association d’Andrijana, les deux camarades passent devant les affiches électorales. Ils s’arrêtent devant celle d’un certain Milanko Tosic, opposant au maire sortant Rado Savic. On peut y lire « La vie ! Pas de lithium ! » Adi raconte que Milanko Tosic l’a invité à l’un de ses événements. Le militant devait y parler de ses succès en Serbie voisine. La société minière anglo-australienne Rio Tinto devrait commencer à extraire du lithium à 40 km de la frontière bosnienne, un projet soutenu corps et âme par Belgrade. Adi y a gagné quelques combats. Mais sa venue au rassemblement de Milanko Tosic avait été annulée après des menaces de violences de la part de nationalistes serbes. Ils ne pouvaient pas tolérer qu’un Bosniaque prenne la parole dans un rassemblement serbe.

La lutte contre l’extractivisme dans la région va se poursuivre. Le processus de réconciliation entre les populations qui y cohabitent aussi. La victoire est incertaine. Mais des lueurs d’espoir sont apparues qui projettent leurs faisceaux sur ces deux combats parallèles.


La ruée vers le lithium

Le lithium est une matière première importante pour le passage de la production d’énergie fossile à la production d’énergie renouvelable. À l’automne 2022, la presse dévoile que l’entreprise suisse Arcore a découvert d’immenses gisements de lithium dans les montagnes du massif de la Majevica, dans le nordest du pays, lors de forages d’essai secrets. En novembre 2023, Arcore annonce avoir conclu un partenariat stratégique avec l’entreprise germano-canadienne Rock Tech Lithium. Rock Tech construit actuellement une usine de conversion à Guben, dans le Brandebourg, qui produira de l’hydroxyde de lithium à partir decarbonate de lithium afin de fabriquer 150 000 batteries par an pour l’industrie automobile allemande.

Une histoire de divisions
Les guerres de Yougoslavie ont éclaté en 1991 sur les cendres de la République socialiste de Yougoslavie. Elles ont affecté les six républiques du territoire et se sont terminées en 2001. En Bosnie-et-Herzégovine, le conflit dure jusqu’en 1995. Il oppose la République de Bosnie-Herzégovine, qui défendait la préservation de la Bosnie multiethnique et indivisible, aux entités autoproclamées serbe et croate de Bosnie, soutenues respectivement par la Serbie et la Croatie, qui cherchaient à diviser la Bosnie. La guerre a fait près de 100 000 morts, dont une moitié de civil·e·x·s, et deux millions de réfugié·e·x·s. Le siège de Sarajevo mené par les Serbes de 1992 à 1996 est considéré comme le plus long de l’Europe moderne. Des camps de concentration pour les Bosniaques sont découverts en 1993 et choquent le monde. En 1995, une opération de l’OTAN contre les Serbes de Bosnie met un terme au conflit. Les Serbes continuent l’épuration ethnique dans les régions qu’ils occupent, sous la direction de Radovan Karadžic et du général Ratko Mladic. Des millions de non-Serbes sont expulsé·e·x·s, des dizaines de milliers de Bosniaques, de Croates et de Roms sont assassiné·e·x·s. Karadžic et Mladic ont été condamnés à la prison à vie pour leur rôle dans le génocide de Srebrenica en juillet 1995, au cours duquel plus de 8000 Bosniaques ont été tué·e·x·s en quelques jours. Depuis les accords de Dayton, signés en décembre 1995, la Bosnie-et Herzégovine est divisée en deux régions administratives qui ont leur propre gouvernement et leur propre armée. Karadžic et Mladic sont toujours considérés comme des héros par de nombreux·ses Serbes.