© André Gottschalk
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MAGAZINE AMNESTY Suisse La mémoire est un devoir

Par Baptiste Fellay. Article paru dans le magazine AMNESTY n°119, décembre 2024
La fondation Pro Juventute a retiré de force des centaines d’enfants yéniches sur mandat de la Confédération pendant près de 50 ans. Un traumatisme pour les personnes concernées, victimes d’un racisme dur et ambiant.

La Suisse est peut-être en passe de reconnaître une tentative de génocide. Une expertise mandatée par la Confédération est en cours, à la demande de plusieurs organisations yéniches déposée cet été. Dans le viseur, le placement de force de centaines d’enfants yéniches, arrachés à leurs familles par la fondation Pro Juventute avec la complicité de la Suisse officielle entre 1926 et 1973. Il pourrait s’agir d’une étape déterminante d’un long travail de réparation qui a débuté le 3 juin 1986 avec les excuses officielles du président de la Confédération Alphons Egli. Théories eugénistes, racistes, violences physiques et psychologiques à l’égard d’une communauté traditionnellement nomade et reconnue depuis comme une minorité nationale, les Yéniches tentent de faire retentir une histoire que nombre de nos compatriotes ont déjà oubliée.

« Il faut une secousse à travers la Suisse. Les réparations ne sont jusqu’ici pas suffisantes. » Uschi Waser a été enlevée à sa mère peu après sa naissance. Pour elle, la reconnaissance d’une tentative de génocide est importante : « Cela permettrait un nouveau regard et un meilleur traitement de cette histoire. Si la tentative de génocide n’est pas reconnue, le message sera clair : vous avez assez reçu, à l’avenir il faudra vous taire. »

Des abus d’enfants par centaines

« Le but de ces placements était l’aliénation de la culture et de la langue yéniches en coupant les enfants de leur milieu, généralement en usant de violence policière », explique Thomas Huonker, spécialiste de cette page sombre de l’histoire suisse. En 1926, Pro Juventute crée l’Œuvre des enfants de la grande route sur demande du Conseiller fédéral Giuseppe Motta. Par ce biais, elle arrachera 586 enfants à leur famille qui seront placés en institutions ou familles d’accueil, avec un financement de la Confédération. « Il fallait que ça coûte le moins cher possible. On a donc privilégié les adoptions, l’exploitation de ces enfants dans des fermes ou le placement dans les institutions les meilleur marché. »

La plupart d’entre eux subiront des violences physiques et psychologiques. Le fondateur de l’Œuvre, Alfred Siegfried, avait lui-même été condamné pour pédophilie en 1924. Il la dirigera jusqu’en 1958. Son successeur, Peter Döbeli, est condamné à une peine de prison en 1963 pour le même type de crimes. Beaucoup des enfants placés meurent jeunes ou se suicident. Les autres héritent de traumatismes à vie.

Uschi Waser doit passer par 20 foyers et quatre familles d’accueil. A plusieurs reprises, elle est victime d’abus : « J’étais traumatisée déjà toute petite. J’ai dû apprendre à vivre avec. Je me suis créé un univers pour m’échapper. Je me disais que ça irait mieux quand je serais adulte. C’était la seule façon de tenir le coup. »

Si l’on ne connaît pas cette facette de notre histoire, il y a de quoi déchanter et se demander ce qui l’a rendue possible. Anne-Florence Débois, responsable politique et médias pour Pro Juventute, nous éclaire : « La Suisse ne connaissait pas de droit professionnel en matière de protection des enfants. On retirait l’autorité parentale, le responsable de l’Œuvre d’entre-aide devenait leur tuteur. C’était un programme violent, surtout parce que le discours qui l’entourait était profondément raciste. »

Théories eugénistes

Dans l’Europe de l’entre-deux-guerres, les théories eugénistes sont en vogue. Ulrich Wille, membre fondateur de Pro Juventute, en est un partisan, proche de plusieurs cadres nazis. Deux psychiatres suisses, Jospeh et Johann Benedikt Jörger, théorisent l’eugénisme au niveau psychiatrique. Jusqu’en 1970, après des expertises psychiatriques, des milliers de personnes, surtout des femmes, sont stérilisées. Les deux médecins aboutissent à la conclusion que les Yéniches sont par essence un danger pour l’ordre public. Qu’ils risquent de contaminer le patrimoine génétique des autres populations européennes. Et qu’il faut donc faire disparaître leur mode de vie. Cette théorie concernant également les Sinti et les Roms sera adoptée par les nazis.

En Suisse, elle se répand et très peu la contredisent, y compris dans les milieux progressistes ou qui font autorité en matière d’éducation. Le Conseiller fédéral Heinrich Häberlin, président du conseil de fondation de Pro Juventute, déclare en 1929 que les Yéniches sont « une tâche sombre dans l’ordre culturel de la Suisse ». Couper les enfants de leur environnement doit permettre d’en faire « des citoyens utiles ». « Pro Juventute a largement contribué à péjorer l’image des Yéniches. En enlevant ces enfants, elle propageait l’idée que la seule façon de les intégrer était par la contrainte », affirme Anne-Florence Débois.

On prétexte alors que les enfants yéniches sont mis en danger par leurs familles. Mais on les considère également comme un danger pour la société. Uschi Waser témoigne : « Tu n’étais qu’un vagabond sans aucun avenir, menteur, voleur. » Ces préjugés, elle en fera les frais jusqu’au tribunal, alors qu’elle fait face à son père d’accueil, qui l’a abusée sexuellement pendant des années, et le frère de ce dernier qui l’a violée la nuit de son 14e anniversaire. A l’issus du procès, Uschi Waser subira un internement administratif. « Quand j’ai lu le dossier du procès, j’ai réalisé à quel point son issue était raciste. Une Yéniche ment, elle a ça dans le sang. C’est écrit noir sur blanc. » Un point de bascule pour Uschi : « Mon monde s’est écroulé autour de moi. Je n’ai jamais eu de parents, mais je me suis toujours dit qu’au moins j’avais la Suisse. Je n’imaginais pas que mon pays puisse considérer ainsi l’une de ses enfants. »

Un processus de réparation difficile

Uschi n’a vu sa sœur cadette que deux fois dans sa vie. De trop nombreuses familles ont été démembrées à jamais. Les blessures d’une communauté que l’on a voulu dissoudre sont encore vives. « J’ai interdit à ma fille aînée de dire à l’école qu’elle était yéniche, je voulais qu’elle ait les mêmes chances que les autres », explique Uschi.

En 1972, le magazine alémanique Der Beobachter fait éclater le scandale. Suite aux excuses publiques d’Alfons Egli 14 ans plus tard, des sommes allant jusqu’à 25’000CHF sont versées aux victimes en 1988. Rebelote en 2018, après que l’Initiative sur la réparation a été retirée au profit du contre-projet du parlement garantissant 20’000CHF par victime. Depuis 1998, le peuple yéniche est reconnu comme une minorité nationale. Mais ces mesures de réparation ne sont pas suffisantes aux yeux d’Uschi Waser : « Il faudrait au moins que l’Etat prenne à sa charge les coûts liés aux problèmes de santé et sociaux causés par ces violences. Car les effets sur la vie des survivants ont été catastrophiques. »

Pour elle, le plus important reste le travail de mémoire. Dans les écoles où elle témoigne aujourd’hui, elle réalise qu’on ne connaît plus cette histoire. Cette méconnaissance a un impact concret sur des dizaines de vies aujourd’hui : « Beaucoup de victimes sont dans des foyers pour personnes âgées. Comme on ne connaît pas leur parcours et leurs traumatismes vis-à-vis des institutions, elles ne vont pas bien et on ne sait pas comment s’en occuper. Personnellement je suis inscrite à Exit. Je ne retournerai jamais en foyer. »

La fondation Pro Juventute ne gère plus de placements et met aujourd’hui les droits des enfants au centre de sa politique. Depuis un changement de génération de cadres entre les années 1970 et1980, elle collabore activement pour que le travail de mémoire officiel puisse se faire, remettant tous ses dossiers aux Archives fédérales. Elle s’est excusée plusieurs fois publiquement et soutient financièrement des fondations qui défendent les Yéniches.  Elle sensibilise également ses collaborateurs à cette histoire. Pour ce faire, elle est notamment en contact avec Uschi Waser. « Nous devons faire face à notre histoire et rester engagés pour le traitement des injustices commises. Mais aucune réparation ne suffira à guérir un tel traumatisme » argue Anne-Florence Débois.

« Une réconciliation ne sera possible que sur la reconnaissance de cette tentative de génocide, et sur les garanties qui en découleront », conclue Thomas Huonker. « Car cette persécution englobe bel et bien plusieurs éléments constitutifs du génocide selon la Convention de l’ONU sur le génocide de 1948. »