Jo Berry et Patrick Magee, l’ancien combattant de l’IRA responsable de la mort du père de la Britannique, travaillent aujourd’hui ensemble pour promouvoir la paix. © Lourdes Segade/Polaris/laif
Jo Berry et Patrick Magee, l’ancien combattant de l’IRA responsable de la mort du père de la Britannique, travaillent aujourd’hui ensemble pour promouvoir la paix. © Lourdes Segade/Polaris/laif

MAGAZINE AMNESTY Réconciliation Laisser la haine derrière soi

Par Nina Apin*. Article paru dans le magazine AMNESTY n°119, décembre 2024
La Britannique Jo Berry a perdu son père dans un attentat de l’IRA. Aujourd’hui, elle est devenue amie avec l’assassin de son père. Ensemble, ils s’engagent pour la paix et la réconciliation.

Lorsque Jo Berry s’assoit en face de l’assassin de son père en cet après-midi de novembre 2000, une assiette de biscuits les sépare. Une assiette de biscuits et près de trois décennies de conflit sanglant. L’accord du Vendredi saint, par lequel le Royaume-Uni, l’Irlande et différentes forces politiques nordirlandaises ont mis fin à la guerre civile en Irlande du Nord, n’était alors vieux que de 2 ans. « J’étais assise dans un coin du canapé, lui dans l’autre. Nous étions tous les deux terriblement nerveux, et nous nous cachions derrière des formules de politesse », se souvient-elle. Une amie avait mis à disposition son appartement et le canapé en question pour cette rencontre inhabituelle à Dublin.

À l’origine, la rencontre était pensée comme une discussion privée entre la fille du député conservateur britannique Sir Anthony Berry, tué le 12 octobre 1984 par une bombe de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) lors d’une conférence de son parti dans le Grand Hôtel de Brighton, dans le sud de l’Angleterre, et le cadre de l’IRA Patrick Magee, qui avait placé l’explosif. Celui-ci avait manqué sa cible, la première ministre britannique de l’époque, Margaret Thatcher, mais avait tué Anthony Berry et quatre autres personnes. Seize ans après le Brighton Bombing et un an après la libération anticipée de Patrick Magee dans le cadre de l’accord de paix, Joanna Cynthia Berry se retrouvait donc assise en face d’un barbu à lunettes qu’elle ne connaissait jusqu’alors que par les journaux.

Donner un visage à l’ennemi

« J’avais peur de cette rencontre, mais j’en avais besoin », témoigne Jo Berry, connectée par vidéo depuis son appartement en Angleterre. Une queue de cheval serrée souligne la forme de son visage, elle parle d’une voix douce et avec un accent britannique marqué. « Je voulais pouvoir mettre un visage sur l’ennemi. Je voulais au moins essayer de le voir comme un être humain et comprendre ses motivations. Je n’en ai pas parlé à ma famille ; c’était ma façon personnelle de gérer le traumatisme que j’avais vécu. »

Jo Berry avait 28 ans lorsque l’attentat l’avait rendue orpheline de son père. Elle a décidé de se reconstruire grâce à cette expérience douloureuse, se découvrant des liens au mouvement pacifiste, s’identifiant aux principes de non-violence du Mahatma Gandhi, et ne voulait pas se laisser imposer une guerre voulue par d’autres. Au cours des années qui ont suivi, Jo Berry s’est rendue à plusieurs reprises à Belfast pour parler avec des personnes des deux bords : des unionistes, de confession protestante, et des républicain·e·x·s, catholiques. Elle a rencontré des survivant·e·x·s et des partisan·e·x·s de l’IRA. Mais c’est la rencontre avec Patrick Magee qui demeure pour elle la plus mémorable. Devant la franchise et l’empathie de Jo Berry, il est tellement touché qu’il interrompra ses explications sur la lutte armée des Irlandais·e·x·s du Nord opprimé·e·x·s pour s’essuyer les yeux et dire : « Je ne sais plus qui je suis. Je veux entendre ta douleur, ta colère. Je veux aider. »

Des représentations communes

La conversation durera trois heures. Depuis, Jo Berry et Patrick Magee se sont vus plus de trois cents fois et sont même devenus ami·e·s. « Je l’apprécie beaucoup », explique Patrick Magee à propos de la Britannique. « Il est important pour moi », dit-elle de lui. Ces dernières années, ils ont raconté l’histoire de leur réconciliation et le chemin parcouru pour y parvenir à de nombreuses occasions – dans des salles de conférence et des écoles. De Belfast à Tel-Aviv, de Londres à Kigali, ils se présentent comme ambassadeur·rice·s de la paix et de la réconciliation. Lorsqu’en 2009, Jo Berry lance Building Bridges for Peace (Construire des ponts pour la paix), sa propre initiative de paix, Patrick Magee sera son premier invité.

« Jo m’a aidé à retrouver mon humanité », déclarait Patrick Magee dans un enregistrement vidéo. Bien qu’il ne puisse pas revenir sur ses actes, il a réussi, avec son aide, à « raccrocher son chapeau politique » et à comprendre que le député Anthony Berry était peut-être un homme avec lequel il aurait pris une tasse de thé dans d’autres circonstances. « Mon travail avec Pat m’a montré le pouvoir de l’empathie », affirme pour sa part Jo Berry. « Nous pouvons vaincre la tentation de recourir à la violence en commençant à considérer l’autre partie comme un être humain. »

Permettre ce changement de regard est la base de leur travail commun pour la paix. Berry et Magee facilitent les discussions entre les victimes de meurtres et leurs auteur·e·x·s. C’est pourquoi iels se rendent également dans des pays où la violence est quotidienne comme le Liban, le Rwanda ou la Palestine, pour y raconter leur histoire et tenter de créer un cadre de discussion respectueux dans lequel chacun·e·x peut faire entendre sa perspective. Leur credo : « Il n’y a pas de partis, d’adversaires ou d’ennemis, mais seulement des gens dont nous n’avons pas encore entendu les histoires. »

Construire des ponts

S’asseoir sur des chaises en cercle pour résoudre les problèmes au Proche-Orient, n’est-ce pas naïf au vu de l’escalade actuelle de la violence ? Jo Berry fronce les sourcils. Bien sûr, ce genre de format de discussion ne remplacera ni la diplomatie ni une politique axée sur des principes humanitaires. Mais, souligne-t-elle, « au Proche-Orient aussi, à l’heure actuelle, il y a des gens qui s’engagent pour la paix et la compréhension au-delà des frontières politiques, idéologiques et religieuses ». Elle raconte sa rencontre avec des activistes du Parents Circle – Families Forum, une organisation de familles israéliennes et palestiniennes qui ont perdu des proches dans le conflit du Proche- Orient et qui appellent ensemble à la réconciliation.

Lors des pourparlers de paix organisés par Building Bridges for Peace, la sécurité personnelle des participant·e·x·s est primordiale. Parfois, la préparation d’une première rencontre peut durer jusqu’à un an – des entretiens préliminaires permettent de clarifier les objectifs et les attentes des participant·e·x·s. Ce n’est que lorsque toutes les garanties de leur intérêt dans un véritable échange sont assurées et que la présence de sentiments de vengeance et de haine est exclue, qu’une rencontre est organisée. Avec un objectif, formulé ainsi par Jo Berry : « En tant qu’êtres humains, nous avons la capacité, si ce n’est de comprendre la douleur de l’autre avec notre tête, du moins de l’entendre avec notre coeur et de lui donner de l’espace. »

La militante pacifiste a passé le 40e anniversaire de l’attentat de Brighton avec sa famille. Auparavant, elle s’était produite avec Patrick Magee lors d’un événement du Forgiveness Project, une initiative à but non lucratif consacrée au pardon. Pour elle, le pardon n’est pas un concept suffisant, car il ne permet pas de sortir du schéma ami/ennemi.

Mais le Forgiveness Project agit pour renouer le dialogue pacifique – qui n’a jamais été aussi nécessaire dans la Grande Bretagne post-Brexit, avec la question de la frontière nordirlandaise qui refait surface. De plus, cet événement l’a ramenée aux origines de son engagement pour la paix. Le 14 octobre 1984, deux jours après la mort de son père, Jo Berry s’était assise sur les marches de pierre de l’église St James à Londres et s’était promis de laisser la haine derrière elle. Elle y est parvenue. « Je suis en paix avec moimême. J’aime les gens et je vois l’humanité en chacun d’entre eux », dit-elle joyeusement. En 2021, Patrick Magee a publié Where grieving begins (« Où commence le deuil »), ses mémoires. La préface est signée Jo Berry.