Si j’ai pris la direction de la section ukrainienne d’Amnesty International en avril dernier, ce n’est pas tant pour faire avancer ma carrière. J’ai accepté ce poste – alors que mon pays traverse une des phases les plus critiques de son histoire –, car c’est pour moi une façon de concrétiser mon engagement profond pour les droits humains.
Je considère que la mission de notre section est avant tout de faire entendre la voix de l’Ukraine sur la scène mondiale. Après avoir dû travailler à distance pendant des années à cause de la guerre, nous avons repris nos activités sur le terrain. Dans ce pays qui subit des bombardements quotidiens, les enfants étudient dans des caves, des hommes et de nombreuses femmes montent au front pour se battre. Mon mari est souvent injoignable pendant plusieurs jours lorsqu’il part en mission. Pour mon jeune fils, il existe principalement sur l’écran du téléphone.
Chaque jour, nous perdons des ami·e·x·s et des connaissances. Même des personnes que nous ne connaissons pas, mais qui nous sont chères – des camarades de nos proches qui ont pris les armes, ou simplement des concitoyen·ne·x·s qui vivent dans nos villes, autrefois paisibles. C’est terrible. Mais notre sort est loin d’être le pire. Enlèvements d’enfants, tortures, exécutions : nous savons ce qui se passe dans les territoires occupés par la Russie. Nous qui échappons à l’occupation, sommes au moins libres. Nous ne sommes pas battu·e·x·s, violé·e·x·s ou abattu·e·x·s. Nous ne mourons pas de faim. Contrairement aux centaines de milliers de personnes qui vivent sous l’occupation. Contrairement aux dizaines de milliers de civil·e·x·s ou de prisonnier·ère·x·s de guerre détenu·e·x·s dans les prisons russes. C’est pourquoi notre travail se concentre aujourd’hui sur les droits de personnes détenues parce qu’elles nous ont défendu avec abnégation. Aujourd’hui, elles ont besoin de notre aide en retour.
C’est pour cette raison que nous parlons avec les familles de prisonnier·ère·x·s de guerre et d’ancien·ne·x·s détenu·e·x·s. Leurs témoignages – des exécutions filmées aux viols de soldat·e·x·s sous les yeux de leurs camarades – sont glaçants. Nous avons rencontré une femme qui se bat contre le cancer alors que son mari est en captivité. Nous avons rencontré une mère qui élève seule les enfants de sa fille alors que cette dernière est détenue à l’isolement. Nous avons rencontré les parents de deux soldats, dont l’un est supposé mort et l’autre en captivité. Les parents espèrent que les deux rentreront chez eux.
Un grand nombre de prisonnier·ère·x·s de guerre n’ont toujours pas été confirmé·e·x·s. Selon les détenu·e·x·s échangé·e·x·s et les vidéos de propagande, ces personnes se trouvent en Russie, mais rien n’est officiel. Vont-elles un jour rentrer chez elles ? Tant de questions sans réponses. Beaucoup ne sont plus posées parce que notre guerre tombe dans l’oubli. Nos enfants tué·e·x·s dans leur sommeil par des missiles et nos villes sans lumière ni chaleur ne font plus la une des journaux. Dans une situation où notre voisin fait fi de toute règle de conduite de la guerre, de toute obligation de rendre des comptes pour les crimes de guerre et de respect des conventions de Genève, la visibilité de ses actions est peut-être la seule chose que nous puissions exiger. Nous devons empêcher que tout cela se passe dans l’obscurité et le silence. Comme l’a écrit Elie Wiesel, « le silence encourage le bourreau, jamais le tourmenté ». Ensemble, élevons la voix et faisons en sorte que la vérité soit entendue et ne soit pas oubliée.
Aidez-nous à parler à voix haute de notre situation, même si vous en avez assez. Nous aussi, nous sommes fatigué·e·x·s après une nouvelle nuit sous le feu. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter de parler. Car pour nous, les droits humains ne sont plus seulement un choix de carrière, mais un choix entre la vie et la mort.