L’air est glacial ce lundi dans les rues du Kreis 4. C’est les bras chargés de deux trépieds, autant de caméras et de micros que je me rends à mon rendez-vous avec Natalia Widla, qui a écrit avec Miriam Suter Niemals aus Liebe – Männergewalt an Frauen, un livre sur les violences perpétrées par des hommes contre les femmes. À l’endroit exact où je me trouve, je me souviens être passée devant deux jeunes hommes il y a trois jours. L’un d’eux m’a interpellée : «Hé, bébé!» Quand je lui ai demandé, en colère, ce qu’il voulait, le deuxième s’est retourné en gesticulant pour me dire que c’était son ami, et pas lui. Une tentative de se dédouaner qui m’amène au sujet dont je voulais parler avec Natalia Widla. Miriam Suter et elle s’adressent explicitement aux hommes dans leur livre. C’est d’ailleurs écrit noir sur blanc dans l’introduction : «Nous écrivons ce livre pour vous. Pour les hommes qui veulent faire cette démarche.»
«Pendant que nous écrivions ce livre, 31 femmes ont été tuées en Suisse. Elles sont mortes parce qu’elles voulaient quitter leur partenaire. C’est ainsi que nous aurions pu formuler notre propos. Mais nous avons préféré commencer ainsi: ‘Pendant que nous travaillions à ce livre, 31 hommes ont tué des femmes en Suisse. Ils les ont assassinées. Ils considéraient que leur ex-partenaire était leur propriété, et qu’elle ne pouvait pas leur être enlevée’.» Le ton du deuxième ouvrage commun des deux journalistes est donné.
«L’auteur n’est jamais mentionné, c’est une invisibilisation linguistique. Ce n’est pas de la violence ‘domestique’, mais bien de la violence masculine.»
Natalia Widla
Nous nous rencontrons dans un café. Nous sommes assises face à face autour d’une table ronde, quelques fleurs entre nous, deux caméras à nos côtés qui vont enregistrer notre conversation. Le sujet est complexe, mais il est facile de l’aborder avec Natalia.
«On parle souvent de violence envers les femmes», commence Natalia. «La femme est alors l’objet de l’acte. Mais le sujet, celui qui exerce la violence, reste invisible.» On le remarque aussi dans la presse. Les gros titres seront : «Une femme a été violée» ou «Une femme a été assassinée». Et de poursuivre : «L’auteur n’est jamais mentionné, c’est une invisibilisation linguistique. Ce n’est pas de la violence ‘domestique’, mais bien de la violence masculine.»
On entend souvent dire que l’endroit le plus dangereux pour une femme est son domicile. Mais ce n’est que la moitié de la vérité : « Le foyer n’est l’endroit le plus dangereux pour une femme que si elle vit avec un homme. Il n’y a aucune chance que ma douche me morde ! » Je ne peux m’empêcher de rire. Il en va de même pour d’autres endroits : un parking, une ruelle sombre, un parc la nuit ne sont pas des endroits dangereux. « Ils deviennent dangereux parce que des hommes s’y trouvent », poursuit Natalia.
« Not all men »
Précisément, 97 % des violences sexistes sont commises par des hommes. Au niveau mondial, beaucoup plus d’hommes sont victimes d’homicides ou de violences, et là encore, les auteurs sont majoritairement des hommes, à hauteur de 80 %. Le hashtag #NotAllMen, par lequel les hommes veulent exprimer qu’il ne faut pas mettre tous les membres du même sexe dans le même panier, est absurde au vu de ces chiffres, estime Natalia. «#NotAllMen ne t’apporte rien en tant qu’homme : un homme peut également être victime, et même dans ce cas, c’est probablement un homme qui aura commis le crime.»
Le choix de mettre l’accent sur les auteurs s’est imposé comme une évidence pour les deux journalistes. Elles ont ainsi décidé de donner la parole à un agresseur condamné qui a fait vivre un enfer à deux femmes. Elles proposent ainsi à leurs lecteur·rice·x·s une plongée dans l’univers mental d’un agresseur qui refuse d’assumer la responsabilité de son acte. Tout le monde connaît les histoires de femmes victimes de violences sexistes. Mais personne ne semble vouloir en savoir plus sur les auteurs. Rares sont les hommes qui admettent que l’un de leurs proches est un agresseur – encore moins en être un eux-mêmes. L’agresseur, c’est toujours « l’autre », celui qui est invisible et dont on peut facilement se distancier.
Des hommes «normaux»
Natalia s’est rendue au tribunal pour suivre des procès d’hommes accusés de viol ou de meurtre. Elle a intégré ses notes dans le livre. Quelles impressions lui ont-ils laissées ? Elle regarde par la fenêtre et réfléchit. «Il y avait des avocats, des docteurs, des chômeurs, des drogués, des pères de famille. On ne pourra jamais distinguer dans la rue si un homme est violent, ou va l’être. Parfois, j’ai même pensé que l’accusé aurait pu être un de mes amis.» Les agresseurs proviennent de toutes les couches sociales, de toutes les professions et de tous les âges, c’est bien connu. Et c’est inquiétant. En France, le procès de Dominique Pelicot, en décembre dernier, l’a bien montré. «Il a drogué son épouse Gisèle Pelicot pendant plus de dix ans, l’a violée au moins 200 fois avec au moins 50 autres hommes, sans qu’apparemment personne remarque rien. Les hommes condamnés dans cette affaire sont des journalistes, des pompiers, des infirmiers, des politiciens, des électriciens. Des ‘messieurs Tout-le-Monde’.»
Au tribunal, Natalia a constaté que les accusés se défendaient souvent en rejetant la faute sur la victime. Elle a interrogé une psychothérapeute médicolégale qui raconte que ce mécanisme s’observe également en thérapie – où l’enjeu est moindre, puisque ce qui s’y dit n’aura pas d’incidence sur une peine éventuelle. Selon la thérapeute, il s’agirait d’un mécanisme de protection puissant, qui consiste à se forger une image de soi rassurante. Les agresseurs craignent donc plus d’avoir égratigné l’image qu’ils se font d’eux-mêmes que d’avoir fait souffrir quelqu’un ? Natalia acquiesce et rit. «Oui, c’est ça. Ils sont mal à l’aise non pas parce qu’ils ont fait du mal à quelqu’un, mais parce que quelqu’un d’autre pourrait penser qu’ils ont fait du mal aux autres.»
Prévenir plutôt que guérir
Comment lutter efficacement contre la violence sexospécifique ? Les politiques réclament plus de maisons d’accueil pour les femmes, de centres de consultation et d’aide immédiate. Mais ces mesures ne sont efficaces que lorsque les violences ont déjà eu lieu. Il est nécessaire de se doter en parallèle de mesures d’accompagnement pour les hommes, afin qu’ils apprennent à déconstruire leurs schémas et d’éviter d’autres actes de violence. «Ce n’est pas parce que l’auteur d’un féminicide ou d’un viol se retrouve en prison qu’il changera d’attitude envers les femmes», déclare Natalia Widla. Avec la révision du droit pénal en matière sexuelle, entrée en vigueur l’année dernière, les délinquants sexuels peuvent désormais bénéficier d’une mesure supplémentaire – par exemple une thérapie médicolégale – au lieu d’une simple exécution de peine. Le délinquant est ainsi contraint de se confronter à son acte, explique Natalia Widla. «Il n’y a pas encore de chiffres, mais il semble que ça fonctionne. À une condition cependant, que l’auteur soit prêt à assumer ses responsabilités.»