Manifester en Géorgie, c’est prendre le risque de se faire arrêter et de subir des mauvais traitements en détention. © Jan Schmidt-Whitley
Manifester en Géorgie, c’est prendre le risque de se faire arrêter et de subir des mauvais traitements en détention. © Jan Schmidt-Whitley

MAGAZINE AMNESTY Géorgie Du rêve au cauchemar

Par Clément Girardot. Article paru dans le magazine AMNESTY n°120, mars 2025
Depuis les élections falsifiées du 26 octobre 2024, les Géorgien·ne·x·s qui manifestent sans relâche pour un avenir démocratique font face à une répression sans précédent.

Arrêtée le 11 janvier et actuellement en détention préventive, Mzia Amaglobeli est devenue la première journaliste poursuivie au pénal depuis fin novembre 2024 et le début de la vague de contestation antigouvernementale en Géorgie. Elle risque jusqu’à sept ans d’emprisonnement pour « violence envers une personne dépositaire de l’autorité publique ».

Trois jours plus tard, un collaborateur travaillant pour l’ONG Transparency International Georgia et l’un des leaders de l’opposition étaient agressés physiquement dans un hôtel de la ville côtière de Batoumi par des politiciens du parti « Rêve géorgien ». Ces derniers n’ont pas été interpellés.

Sous la bannière de son parti « Rêve géorgien », fondé en 2011, l’oligarque Bidzina Ivanichvili dirige depuis 2012 la nation caucasienne de 3,7 millions d’habitant·e·x·s. Dans le sillage de son fondateur, cette formation politique à l’origine modérée s’est radicalisée ces dernières années vers un nationalisme ultraconservateur et pro-russe, tout en adoptant une gouvernance de plus en plus autoritaire et opaque.

Pour pallier sa baisse de popularité, le pouvoir a orchestré de nombreuses fraudes afin de remporter les élections législatives du 26 octobre 2024, dont les résultats officiels ne sont toujours pas reconnus par l’Union européenne et les États-Unis. Un mois plus tard, le 28 novembre, le gouvernement annonçait tourner le dos au processus d’adhésion à l’Union européenne. Pour de nombreux·se·x·s Géorgien·ne·x·s, c’est la décision antidémocratique de trop. Depuis, iels défilent quotidiennement par milliers dans les rues de Tbilissi et des autres villes du pays.

«les citoyens continuent de se battre malgré les violences et les traitements inhumains, car ils savent que ce sera bien pire s’ils s’arrêtent »Katie Shoshiashvili, chercheuse à Transparency International Georgia.

« Ce mouvement n’est dirigé par personne, les citoyens continuent de se battre malgré les violences et les traitements inhumains, car ils savent que ce sera bien pire s’ils s’arrêtent », affirme Katie Shoshiashvili, chercheuse à Transparency International Georgia. « Nous aurons alors dans notre pays une autocratie de type russe, ce qui enterrera notre souveraineté, notre démocratie et nos aspirations euro-atlantiques. » Le régime essaie de décourager toute forme d’opposition par une répression brutale et arbitraire, la pire qu’ait connue le pays depuis la fin de la dictature soviétique en 1991. Selon le média en ligne spécialisé dans le Caucase JAM News, plus de 500 personnes ont été arrêtées, et environ 300 d’entre elles ont été victimes de mauvais traitements ou de tortures. Au moins 80 manifestant·e·x·s ont été hospitalisé·e·x·s, principalement pour des commotions cérébrales et de multiples fractures au niveau du nez, des os du visage, des côtes, des jambes et des bras.

En parallèle, le « Rêve géorgien » a fait adopter à la va-vite des dispositions restreignant le droit de manifester, augmentant drastiquement les amendes, facilitant le licenciement des fonctionnaires et renforçant les pouvoirs de la police. « L’ampleur du recours illégal à la force, à la torture et aux autres mauvais traitements par la police suggère que celle-ci agit sur la base de directives approuvées par le gouvernement et qu’elle est encouragée par l’impunité », soulignait Amnesty International dans un rapport publié le 15 décembre 2024.

Tabassages organisés

Lela Jobava, 26 ans, est tabassée durant la nuit du 28 novembre : « Les policiers m’ont attrapée et ont commencé à me frapper. Ils m’ont insultée et m’ont menacée de violences sexuelles. J’ai alors perdu conscience, je n’ai jamais eu aussi peur. » Lorsqu’elle reprend ses esprits, elle gît au milieu de la rue alors que les agents s’éloignent. Elle s’en tire avec des contusions et un hématome, mais reste alitée chez elle pendant cinq jours à cause du traumatisme psychologique.

« J’ai eu deux côtes cassées, un tendon abîmé et des hématomes sur le visage. Quelques semaines plus tard, j’ai toujours une attelle à la jambe et des difficultés pour porter des objets lourds », affirme Gia Jvarsheishvili. L’homme de 44 ans est arrêté une première fois début décembre, avant d’être à nouveau interpellé, puis tabassé et hospitalisé mi-janvier. Gia Jvarsheishvili attend un second procès. Cet instructeur pour l’autonomie des personnes déficientes visuelles a déjà été condamné à 2200 laris (700 CHF) d’amende pour avoir désobéi aux ordres de la police. « La Cour n’avait aucune preuve réelle, aucun document montrant les conditions de son arrestation. Deux policiers sont venus témoigner, mais Gia ne les avait jamais vus », soutient son avocate, Ilona Diasamidze. « Ce n’est pas un cas isolé, le système judiciaire fonctionne malheureusement ainsi maintenant. » Les juges prennent leurs décisions sur la base de faux témoignages des forces de l’ordre alors qu’aucune enquête n’a été ouverte au sujet des violences policières, pourtant largement documentées.

« Tu pensais que c’était alors terminé pour toi, mais le processus se répétait. J’ai été tabassé six fois »Shota Kharaishvili, 28 ans

Une cinquantaine de manifestant·e·x·s sont toujours en détention préventive dans l’attente de leur procès au pénal. Iels sont considéré·e·x·s par leurs pairs comme des prisonnier·ère·x·s politiques et encourent des peines de prison de quatre à six ans pour « participation à des violences de groupe ». Le régime a aussi recours à des éléments criminels qui jouissent d’une impunité totale – appelés « titouchky »* – pour agresser des journalistes et des manifestant·e·x·s. L’objectif est d’instaurer un climat de peur pour dissuader les citoyen·ne·x·s de sortir dans la rue. D’après une enquête menée par la télévision indépendante Pirveli, les méthodes de répression semblent en grande partie calquées sur le modèle biélorusse. La dictature d’Alexandre Loukachenko et les autorités géorgiennes ont signé un accord de coopération sécuritaire qui est entré en vigueur en 2021.

Modèle biélorusse

Comme en Biélorussie, la police géorgienne a notamment recours au tabassage en groupe dans des minivans parqués à proximité des manifestations. « C’était comme un minibus de transport collectif mais sans les sièges. Les policiers étaient tous cagoulés, ils frappaient 3-4 personnes en même temps et ensuite ils faisaient entrer un autre groupe. Tu pensais que c’était alors terminé pour toi, mais le processus se répétait. J’ai été tabassé six fois », se souvient Shota Kharaishvili, 28 ans, arrêté le 1er décembre à proximité du Parlement, où se concentrent les rassemblements. Ces violences sont organisées par une unité spéciale du Ministère de l’intérieur dédiée au maintien de l’ordre. Celle-ci est dirigée par une figure controversée, Zviad Kharazishvili, dit « Khareba », connu pour ses propos pro-russes et homophobes et qui aurait, d’après certaines victimes, filmé lui-même certaines scènes d’humiliation et de torture. Il est aujourd’hui sous le coup de sanctions de la part des États-Unis, du Royaume-Uni, et des Pays baltes.

Le système de peur cible non seulement l’opposition, mais aussi les membres qui, à l’intérieur même de l’appareil politique ou répressif, voudraient faire défection. Irakli Shaishmelashvili, un des responsables de l’unité spéciale, a dû s’exiler aux États-Unis après avoir été agressé lors de l’annonce de sa démission et avoir reçu des menaces de mort concernant sa famille.

Shota, Lela et Gia participent toujours régulièrement aux manifestations. Pour de nombreuses personnes, il s’agit d’un combat existentiel qui ne pourra s’arrêter qu’une fois leur revendication principale satisfaite : lorsque de nouvelles élections législatives auront eu lieu. « Ce qui me motive aussi à continuer, ce sont nos frères d’armes qui sont en prison. Certains ont 18 ou 19 ans, c’est notre responsabilité morale de les faire libérer  », soutient Shota Kharaishvili. 

*En référence au nom donné aux hooligans utilisé par le président ukrainien pro-russe Viktor Ianoukovitch pour réprimer le mouvement Euromaïdan en 2013-2014.