En mai dernier, des étudiant·e·x·s de l’Université de Genève avaient occupé le bâtiment d’Uni Mail pendant près d’une semaine, jusqu’à ce que la police fasse évacuer le bâtiment. © Azzurromatto/Enrico Gastaldello
En mai dernier, des étudiant·e·x·s de l’Université de Genève avaient occupé le bâtiment d’Uni Mail pendant près d’une semaine, jusqu’à ce que la police fasse évacuer le bâtiment. © Azzurromatto/Enrico Gastaldello

MAGAZINE AMNESTY Suisse / atteintes à la liberté d’expression dans les universités Jeunesse muselée

Par Baptiste Fellay. Article paru dans le magazine AMNESTY n°120, mars 2025
Depuis les évacuations policières des militant·e·x·s propalestinien·ne·x·s de plusieurs campus romands, les étudiant·e·x·s dénoncent des outrages à leur liberté d’expression.

À Lausanne, le 28 janvier, le moral des membres de la Coordination étudiante pour la Palestine (CEP) était au beau fixe. L’université publiait son très attendu rapport sur l’éthique de ses collaborations, dans lequel elle se réserve le droit de supprimer certains partenariats avec Israël. La création de la cellule d’expert·e·x·s à l’origine de ce rapport était partie intégrante d’un accord conclu après deux semaines de négociations entre le rectorat et les militant·e·x·s, en échange de la levée de leur occupation du bâtiment Géopolis en mai dernier. Une exception dans le contexte des occupations d’universités du printemps 2024 : l’Université de Lausanne est la seule institution du pays à ne pas avoir eu recours à la police pour déloger les étudiant·e·x·s propalestinien·ne·x·s. Le cas lausannois est donc unique. Sur les autres campus romands, l’ambiance est pour le moins différente. Malgré les évacuations policières de mai dernier – à Fribourg et à Genève après quelques jours d’occupation, à l’EPFL après à peine quelques heures –, la mobilisation s’y poursuit. Mais les étudiant·e·x·s dénoncent un durcissement de l’attitude des rectorats, qui instaurerait une atmosphère intimidante et dissuasive, ou autrement dit un chilling effect.

Une politique de dissuasion

À Genève, depuis la rentrée de septembre, la CEP doit faire face à toujours plus d’obstacles. « Nos actions sont beaucoup plus modestes qu’au printemps passé, mais elles sont plus réprimées. À chaque fois qu’on a voulu faire un sit-in, des agents de sécurité étaient envoyés en masse. La police est même revenue parce qu’on avait sorti des drapeaux dans le hall », témoigne Maéva, étudiante en droit international. Responsable de la communication de l’université, Marco Cattaneo se contente de répondre qu’« aucune manifestation, aucune réunion, aucun événement pour lesquels une demande a été déposée n’a été refusé », sans s’attarder sur le droit des étudiant·e·x·s à exprimer leur opinion sans autorisation.

À Fribourg, c’est une pression d’ordre juridique qui est mise sur les étudiant·e·x·s. Cet automne, iels s’adressent à la police cantonale et apprennent que la procédure pénale pour violation de domicile les visant est encore ouverte. Le Ministère public fribourgeois confirme cette information. Le rectorat avait pourtant affirmé à la presse avoir retiré sa plainte. Lisa*, étudiante en droit, dénonce une volonté de maintenir un climat d’incertitude : « On maintient un flou pour nous intimider, on nous répond vaguement. Comme si c’était une simple question de procédure. La rectrice ne cesse de me dire qu’elle ne peut pas me répondre parce qu’elle n’est pas juriste. Mais si on a un casier judiciaire, c’est notre avenir qui est en jeu. À force, on a dû réduire les risques et donc notre engagement. » Fribourg est aussi la seule université romande à avoir visé six étudiantes personnellement dans une plainte civile, dont Lisa, avant de la retirer quand le Tribunal d’arrondissement de la Sarine a rejeté la demande de mesures superprovisionnelles. Malgré plusieurs sollicitations, le rectorat fribourgeois a préféré ignorer nos questions.

« Du côté de l’EPFL, c’est de la répression pure », sourit Kastor**, qui vient d’obtenir son master en neurosciences. « Dès qu’on appelle à une manifestation, un gros dispositif de sécurité est envoyé. » À plusieurs reprises, de simples permanences visant à informer sur la situation à Gaza ont fait réagir les services de sécurité. « On a même reçu un message sur Instagram de la part du compte officiel de l’EPFL. Ils ne cessent de répéter que tout ce qu’on fait est interdit, parce qu’on n’est pas reconnus par l’école. » S’y ajoutent des attaques personnelles : une étudiante qui a pris la parole pendant une manifestation non autorisée aurait reçu des menaces de plaintes et de sanctions académiques. « Ils n’ont finalement pas agi, car c’est contraire au droit de manifester et ils le savent. Personnellement, j’ai reçu ces mêmes menaces par e-mail. » Des responsables de la CEP auraient également été convoqué·e·x·s à plusieurs reprises dans le bureau de la direction. Corinne Feuz, porte-parole de l’EPFL, assure que son école agit en toute légalité : « Toute action organisée sans autorisation sur le campus, notamment des événements à caractère politique présentant des risques de débordements, est déclarée illégitime et provoque l’intervention de nos services de sécurité, voire des forces de l’ordre en cas de besoin. » Elle ajoute que l’EPFL n’ouvrira pas de discussions sur la question du boycott académique « tant que la position de la Suisse vis-à-vis du conflit et de la responsabilité de ses acteurs est inchangée ».

Rapports de force inégaux

Dans les trois universités, on accuse la direction de vouloir faire taire les militant·e·x·s propalestinien·ne·x·s. On pointe les évacuations policières comme basculement dans les rapports de force. « Notre arrestation a eu énormément d’impact », témoigne Maéva à Genève. Le 15 mai à cinq heures du matin, elle se réveille dans le hall d’Uni Mail entourée de policier·ère·x·s cagoulé·e·x·s. « Il y en avait une centaine, sur les passerelles, dans les couloirs. J’ai cru qu’on se faisait attaquer par l’extrême droite. » Les étudiant·e·x·s présent·e·x·s sont menotté·e·x·s, emmené·e·x·s en garde à vue – certain·e·x·s y passeront jusqu’à huit heures – et interrogé·e·x·s. « Après l’arrestation, il y a eu une grande vague de peur. À la rentrée cet automne, on a senti que les personnes qui restent sont épuisées. »

Même son de cloche du côté de Fribourg. « Ça a cassé un peu le mouvement », se désole Lisa. Dans le bâtiment de Pérolles où les étudiant·e·x·s étaient réuni·e·x·s, des policier·ère·x·s en civil sont présent·e·x·s dès le premier jour de l’occupation. Iels procéderont à l’évacuation quatre jours plus tard. « Tout se passait dans un calme exemplaire. On avait même fait le tour des salles pour proposer aux enseignants de nous appeler si on faisait trop de bruit. Les gens ont été découragés de constater le rapport de force injuste qui s’était instauré. Il y a l’impression que ce qu’on fait ne mène à rien, si ce n’est à une répression disproportionnée. »

À l’EPFL, Kastor déplore que la menace policière ait démobilisé les principales personnes concernées : « Au début, il y avait des Palestiniens à nos côtés. Mais dès qu’on parle de police, les étudiants étrangers, et en particulier les Arabes qui n’ont pas de passeport suisse, se retirent. Je les comprends, mais c’est triste, la répression fait son boulot. »

Évacuations discutables

Les contextes des interventions policières diffèrent selon les universités. « Dans le cas de l’EPFL, c’est clair que la liberté d’expression des manifestants a été bafouée et qu’il y a eu un chilling effect », estime Vanessa Rüegger, professeure de droit public à l’Université de Genève, dont les recherches se concentrent sur les droits humains et la démocratie. De son côté, Corinne Feuz maintient que la décision de faire appel aux forces de l’ordre pour mettre un terme à une manifestation politique non autorisée par l’école est « pleinement compatible avec les lois nationales et le droit international », quand bien même ce dernier protège tout rassemblement intentionnel, temporaire et pacifique tenu dans le but d’exprimer une opinion commune dans l’espace privé ou public.

À Genève et Fribourg, les cas sont plus complexes que celui de l’EPFL. Les étudiant·e·x·s ont pu occuper les bâtiments durant plusieurs jours, jusqu’à ce que les rectorats déposent des plaintes pénales pour violation de domicile afin de les faire évacuer. « Il y a une balance à trouver entre la liberté de manifester des étudiants, et le devoir de garantir les meilleures conditions d’apprentissage de la part de l’université », affirme Vanessa Rüegger. Si elle ne se prononce pas précisément sur le cas fribourgeois, elle estime qu’à Genève la place a été laissée pour que le mouvement propalestinien puisse se faire entendre. Une intervention de la police après une semaine d’occupation ne la choque pas. « C’est déjà long. Légalement, le règlement de l’université interdit qu’on y reste la nuit. Ça suffit pour qu’on puisse déposer une plainte pénale. » Le lendemain de l’évacuation, le rectorat retirait sa plainte. Aucun·e·x étudiant·e·x n’a donc été poursuivi·e·x.

Antoine Chollet, maître d’enseignement et de recherche en science politique à l’Université de Lausanne, se montre moins complaisant : « L’intervention de la police sur un campus, c’est une catastrophe, c’est une faillite des universités. » Il avait pourtant refusé de signer une pétition demandant le boycott académique d’Israël, contrairement à plusieurs de ses collègues, et exprimé ses réserves sur la façon dont les discussions s’étaient déroulées pendant l’occupation lausannoise. Il rappelle à cet égard que l’université est un lieu de débat. « Les étudiants se sont toujours engagés politiquement, ils ne sont pas sortis de leur rôle, et le fait que je sois en désaccord avec eux ne change rien à cela, aussi longtemps que je peux le leur dire. Ce qu’on a vu à Genève, des étudiants menottés, c’est  ce qu’il faut éviter à tout prix. Tant qu’il n’y a pas de violences, il faut trouver une issue politique à ces situations. »

Marco Cattaneo admet la légitimité des revendications des étudiant·e·x·s. « L’Université de Genève était prête à permettre la poursuite des occupations, moyennant la fin des occupations  nocturnes, ainsi que le retrait d’une banderole qui prêtait à des interprétations nuisant au vivre-ensemble. » Et de préciser que les évacuations n’avaient pas vocation à être dissuasives, mais à prévenir « une situation qui risquait d’échapper au contrôle » en termes de sécurité dans un contexte de révisions pour les examens. L’Université de Fribourg, elle, n’a jamais été confrontée aux occupations nocturnes : chaque soir, à l’heure de fermeture des bâtiments, les militant·e·x·s rentraient chez elleux. « Je pense que les universités subissent une pression extérieure depuis longtemps. Garantir la liberté d’expression est devenu un combat quotidien, que les universités mènent avec une habileté variable », analyse Antoine Chollet.

« J’ai perdu foi en l’université, la confiance que j’avais en l’institution. J’étudie le droit international, il n’est pas appliqué, et quand je me mobilise pour le dénoncer, je me retrouve menottée », se désole Maéva. Mais les étudiant·e·x·s interrogé·e·x·s ne comptent pas abandonner leur combat, à l’image de Kastor : « Je sais que je suis protégé par le droit international. C’est en le défendant, en continuant à dire qu’il existe, en prouvant qu’il a un sens en Occident qu’on pourra le faire respecter aussi autre part. Ce serait dangereux de se décourager. » 

* Prénom d’emprunt.

** Pseudonyme.     


 

 

Les Unis alémaniques serrent la vis

Par Patrick Walder

En Suisse alémanique, les universités ont réagi de façon encore plus dure : il n’aura fallu que quelques heures aux rectorats pour interdire les manifestations pacifiques sur leurs campus respectifs. Les quelques rares étudiant·e·x·s qui ont bravé ces interdictions ont été aussitôt évacué·e·x·s par la police. Beaucoup d’entre elleux ont été arrêté·e·x·s. Signe du climat de répression dans les universités suisses, la direction de l’EPF à Zurich avait interdit une manifestation à laquelle une experte d’Amnesty International aurait dû intervenir en septembre 2024. L’événement avait été interdit peu avant la date prévue, au motif que les organisateur·rice·x·s avaient « tendance à avoir des préjugés politiques » et qu’il avait été organisé par un « groupe anti-israélien ». L’EPFZ est la seule haute école à ne pas avoir retiré les plaintes pénales déposées contre les activistes. Sur les 36 personnes qui ont reçu une amende pour violation de domicile, 16 ont fait opposition devant un tribunal. Ce faisant, elles défendent par la voie juridique le droit de manifester pacifiquement dans les universités suisses. En janvier, les étudiant·e·x·s ont organisé une collecte d’argent avec Swiss action for human rights pour couvrir les amendes et les frais de justice. Leur objectif est de lever 150 000 francs.