Du haut de ses 1000 mètres, le mont Qassioun, pelé et rocailleux, compense son aridité par un panorama sans pareil sur Damas. En ce frais mois de janvier, la foule s’y presse pour en profiter, fumer le narguilé et déguster un thé fumant. La scène paraîtrait banale sans les panneaux «zone militaire» déracinés qui jalonnent la route d’accès à la montagne. Il y a encore quelques semaines, les canons du régime de Bachar al-Assad étaient pointés vers la capitale syrienne. Un changement dans le paysage qui témoigne de l’immense vague de liberté qui déferle sur le peuple syrien depuis le 8 décembre 2024.
«Hier, nous avons encore célébré la chute du régime. Nos voix atteignaient le ciel ! Des milliers de personnes pleuraient de joie. Aujourd’hui encore, nous n’arrivons pas à y croire… Nous sommes libres. Personne ne nous fera de mal, nous ne serons plus la cible d’avions ou de tireurs embusqués. C’est terminé», confie, la voix tremblante, Ismail Alabdullah, volontaire depuis 2013 pour les Casques blancs, la défense civile syrienne qui a vécu de près toute l’horreur du conflit.
«Le 30 août 2011, mon père m’avait emmenée à un sit-in pacifique. Le lendemain, l’armée le dispersait dans le sang.»
Israa Awad, 30 ans, originaire de la ville côtière de Lattaquié
La chute éclair du régime qui régnait depuis 1971 sur la Syrie a stupéfié le monde, après plus de 13 ans d’une guerre civile particulièrement atroce dont les combats et la répression des autorités ont conduit à la mort d’au moins 500 000 personnes. Les plus surpris·e·x·s, ce sont bien sûr les Syrien·ne·x·s. «J’avais perdu espoir en 2016, quand Alep est tombé. Pour être honnête, je me préparais à quitter Idleb [la dernière poche rebelle dans le nord-ouest du pays, d’où est partie l’offensive fulgurante du groupe rebelle islamiste Hayat Tahrir al-Cham (HTC), aujourd’hui au pouvoir à Damas] pour protéger ma famille des représailles du régime qui allaient s’abattre sur nous», continue Ismail.
Oser à nouveau l’espoir
La joie du peuple syrien, dans un pays en ruine – 90 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, huit millions de personnes ont été déplacées à l’intérieur du pays et six millions ont fui le pays depuis 2011 –, a éclaté à Alep, Hama, Homs, Damas, mais aussi Istanbul, Beyrouth, Berlin et dans la plupart des grandes villes européennes. Que reste-t-il des rêves d’un peuple qui s’était mobilisé en masse, pacifiquement, pendant les Printemps arabes de 2011 ?
«J’avais 16 ans à l’époque. Les révolutions en Tunisie et en Égypte m’ont donné l’espoir d’une plus grande liberté, de la possibilité pour les gens de se gouverner eux-mêmes, raconte Israa Awad, 30 ans, originaire de la ville côtière de Lattaquié. J’étais bien consciente de l’oppression du régime. Nous avons grandi dans la peur de dire un mot en trop, cette idée que les murs ont des oreilles. Mais nous n’aurions jamais imaginé une telle brutalité. Le 30 août 2011, mon père m’avait emmenée à un sit-in pacifique. Le lendemain, l’armée le dispersait dans le sang.»
La famille d’Israa est forcée de quitter Lattaquié en urgence en avril 2012, apprenant que son père est sur le point d’être arrêté pour avoir participé à des activités antirégime. Elle atteint Istanbul en quelques jours, où elle a refait sa vie. Aujourd’hui mariée et mère d’une petite fille, Israa compte finir son master en ingénierie civile et prévoit de visiter sa ville très bientôt. «Et peut-être y revenir définitivement à l’avenir, en fonction de tout ce qui se passera.»
«La grosse différence avec 2011 est que la société civile s’est énormément organisée à l’intérieur comme à l’extérieur,.»
Léo Fourn, chercheur à l’Institut de recherche sur le développement
Dans ce pays régi par une économie de survie, les perspectives ne sont pas radieuses, et moins de 150 000 réfugié·e·x·s sont rentré·e·x·s depuis les pays limitrophes. Le groupe islamiste HTC montre des signes d’ouverture, promet le pardon, la réconciliation et la paix, tout en assurant respecter le multiculturalisme qui caractérise la Syrie. Son charismatique dirigeant, Ahmad al-Charah, est lancé dans une campagne diplomatique active pour reconstruire le pays et l’économie, encore soumise à des sanctions internationales, et pour redorer son image : en 2018, le Gouvernement américain avait placé le groupe sur la liste des organisations terroristes.
Incertitude de mise
Le visage modéré des dirigeants du groupe peut rassurer, mais l’appréhension reste de mise. Les avis se rejoignent sur un point : rien ne peut être pire que le régime al-Assad. «Bien sûr, je suis sceptique quant aux nouveaux dirigeants, nous ne pouvons être sûrs de rien. Mais ils ont montré au cours des années qu’ils étaient la dernière force à vouloir un changement», pense Israa. Elle garde aussi confiance dans la place des femmes dans son pays. «Je crois en leur capacité à s’ancrer dans la société. Elles ont prospéré à Idleb, même sous HTC, elles ont formé leurs propres groupes et ont joué un rôle important dans la vie locale.» D’autres signes sont encourageants, telle la nomination fin décembre de Maysaa Sabrine à la tête de la Banque centrale syrienne, et de Muhsina al-Mahithawi comme première gouverneure de la province de Soueïda, dans le sud du pays.
Le tissu associatif, qui s’est largement densifié en exil, revient progressivement à Damas ou Alep et permet une pluralité du dialogue encore jamais vue. «La grosse différence avec 2011 est que la société civile s’est énormément organisée à l’intérieur comme à l’extérieur, analyse Léo Fourn, de l’Institut de recherche sur le développement et fin connaisseur du parcours des activistes syrien·ne·x·s en exil. C’est presque, paradoxalement, un des effets positifs de l’exil : les militant·e·x·s ont pu y développer leurs activités plus facilement. On peut avoir des doutes sur la politique qu’appliquera le nouveau régime, mais il serait difficile d’effacer cette nouvelle organisation politique.»
Le scepticisme reste enraciné pour certain·e·x·s, comme Fares*, 28 ans, qui a connu les vibrations d’espoir dans la rue en 2011, alors jeune lycéen, puis la répression et la fuite vers Idleb où il a côtoyé pendant sept ans, comme vidéaste amateur, l’évolution de HTC. «D’un côté, j’ai l’impression qu’ils sont en train de changer. À Damas, mes amis font la fête dans les stades, dans les rues. Les gens parlent de tout, ce qui n’était pas autorisé sous le régime d’al-Assad mais aussi pendant le règne de HTC à Idleb», confie celui qui a fui la région en 2019 et vit aujourd’hui dans le nord de l’Europe. «Pour autant, je ne veux pas qu’Ahmad al-Charah reste au pouvoir. J’espère qu’il fera ce qu’il dit, mais nous le connaissons, nous savons comment il s’est comporté à Idleb. Je rêve d’un gouvernement pour tous les Syriens. Or, HTC n’acceptera certainement personne de l’extérieur, seulement des personnes qui lui sont loyales.»
La contradiction de ces propos illustre la complexité des sentiments qui abondent dans l’esprit de millions de Syrien·ne·x·s : rien n’est pire que le régime déchu. L’oncle de Fares, un professeur d’arabe, a été emprisonné par le régime et sa trace disparaît à Saydnaya, l’enfer carcéral près de Damas qui a englouti des milliers de vies, et dont Amnesty avait révélé les horreurs dans un rapport en 2017. «Nous avons perdu tellement d’amis… Nous n’aurions jamais cru que le prix de la liberté serait si élevé. L’avenir de la Syrie sera difficile. Mais personne ne sera en prison, il n’y aura plus de Saydnaya, et cela me suffit.»