© André Gottschalk
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MAGAZINE AMNESTY Opinion Sous l'épée de Damoclès

Par Ruhat Sena Akşener. Article paru dans le magazine AMNESTY n°120, mars 2025
En Turquie, une mobilisation des journalistes et des défenseur·e·x·s des droits humains a permis d'étouffer dans l'oeuf un projet de loi liberticide, se réjouit Ruhat Sena Akşener*.

La montée des tendances autoritaires représente une menace toujours plus importante pour la liberté d’expression et la liberté de la presse. C’est le cas en Turquie. Ainsi, en novembre dernier, une nouvelle mouture de la «loi sur les agents étrangers» a été présentée au Parlement. Selon cette dernière, les personnes qui «travaillent contre les intérêts de l’État pour le compte de l’étranger» pourront être poursuivies et punies de longues années de prison. Le système judiciaire, peu efficace et qui prononce déjà des jugements de façon arbitraire, aurait ainsi carte blanche pour poursuivre en justice les organisations de la société civile, les journalistes et les défenseur·e·x·s des droits humains.

En mai de l’année dernière, la société civile s’était fortement opposée à une première version de la loi, si bien que le projet avait été retiré. Un grand succès pour les militant·e·x·s des droits humains en Turquie. Mais on s’attendait à ce que la proposition refasse surface.

Pour moi, il était clair que le nouveau projet présenté à la commission judiciaire du Parlement en novembre serait lui aussi clairement conçu comme un instrument de répression de la société civile et des médias. Avec un objectif clair : les voix discordantes doivent être réduites au silence. Ce qui est particulièrement inquiétant, c’est qu’il n’est défini nulle part quels actes entreraient dans le registre «agent étranger». Un flou qui ouvre la porte à l’arbitraire.

Heureusement, je n’ai pas été la seule à m’en inquiéter. En collaboration avec d’autres organisations de défense des droits humains, Amnesty Turquie a lancé une campagne soutenue par une déclaration commune de 93 ONG de la société civile. Pendant la période où le projet de loi était à l’ordre du jour du Parlement, nous avons travaillé sans relâche. Nous avons également veillé à ce que les représentant·e·x·s des organisations de la société civile puissent participer aux discussions de la commission.

En quelques jours, le sujet a pris une importance considérable sur les réseaux sociaux et dans la presse. Des interviews, des articles, des vidéos et de nombreux posts expliquant les dangers de la proposition de loi ont amplifié nos voix. Ce n’est que grâce à cette résistance énergique que la nouvelle proposition a de nouveau été abandonnée.

Il s’agit d’une nouvelle victoire importante pour les défenseur·e·x·s des droits humains en Turquie, qui poursuivent inlassablement leur travail malgré un rétrécissement de l’espace civique et l’étouffement croissant de la société civile. Notre victoire montre que grâce à l’action collective on peut éviter de graves erreurs politiques. Il n’est cependant pas difficile de prédire que des lois similaires – peut-être ce même projet de loi légèrement modifié – risquent de réapparaître et d’être adoptées par la majorité parlementaire. Cette possibilité est suspendue au-dessus de nos têtes comme une épée de Damoclès. Mais nous ne perdons pas espoir !