Jürg Lauber nous accueille dans son bureau, à deux pas du Palais des Nations. En 2025, il est devenu le premier Suisse à présider le Conseil des droits de l’homme de l’ONU (CDH), basé à Genève. Diplomate aguerri, il a fait ses premières armes en Namibie et en Corée au sein de missions de maintien de la paix, avant de rejoindre le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) en 1993. Il deviendra chef de cabinet du président de la Cour pénale internationale. Puis il dirigera la mission permanente de la Suisse auprès des Nations unies à New York dès 2015, pour prendre la tête de sa cousine à Genève en 2020. Fin connaisseur du multilatéralisme mis à mal par l’administration Trump, il nous livre son regard sur son avenir, ainsi que sur le rôle de la Suisse en son sein.
AMNESTY : Monsieur l’ambassadeur, vous accédez à la présidence du CDH à un moment particulier. Quelle est l’ambiance?
Jürg Lauber : Les tensions géopolitiques et les nouveaux rapports de force remettent en question le fonctionnement multilatéral. L’atmosphère générale au Palais des Nations reflète une grande incertitude.
L’un des rôles du président est de faire dialoguer les États, notamment les grandes puissances. Est-ce qu’il vous reste des leviers pour le faire?
Je me suis fixé comme priorité de réinvestir la diplomatie dès que j’ai pris mes fonctions en janvier. Je pense surtout à la diplomatie informelle, celle qui se passe en dehors des réunions officielles. Les vraies négociations ont souvent lieu autour d’un café. Pendant la pandémie de Covid, ces espaces de dialogue avaient pratiquement disparu. Et le risque de fuite sur les réseaux sociaux réduit le nombre d’occasions pour discuter en confiance. Mais aujourd’hui, plus que jamais, il faut retrouver ces habitudes, prendre le temps d’échanger, écouter la position des autres et expliquer pourquoi l’on prend telle position.
«Chaque pays défend en priorité ses propres intérêts, ce n’est pas nouveau.»
Jürg Lauber, Président du Conseil des droits de l’homme de l’ONU
L’ONU peut-elle encore progresser sur des questions comme les droits humains avec le retrait des États-Unis du Conseil ?
Les États continuent de se réunir et de discuter. Je suis impressionné par la multitude de sujets qui sont portés à l’attention du Conseil des droits de l’homme. Une majorité de pays garde confiance dans les institutions qui portent les valeurs universelles.
Il n’empêche que le multilatéralisme a rarement été aussi ébranlé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Je n’en suis pas si sûr. Nous arrivons certainement au terme de trois décennies d’une conjoncture très favorable. Mais n’oublions pas que le multilatéralisme a survécu à la guerre froide. Le système multilatéral a toujours su s’adapter, il est très résilient.
Vous ne craignez donc pas que d’autres suivent l’administration Trump, et que l’on se dirige vers un monde régi par la loi du plus fort ?
Chaque pays défend en priorité ses propres intérêts, ce n’est pas nouveau. Aujourd’hui, on observe une tendance à définir les intérêts nationaux de façon plus étroite. Certains oublient que leur prospérité dépend de la stabilité de leur région et du monde. Mais même un pays puissant, qui pourrait être tenté par une approche plus unilatérale, a besoin d’alliés et de soutiens.
Si le multilatéralisme est résilient, le repli américain laisse un espace que d’autres pourraient tenter d’occuper, notamment la Chine, qui fait de l’entrisme depuis des années. Faut-il s’attendre à une redéfinition des valeurs, comme les droits humains ?
Depuis vingt-cinq ans, l’influence grandissante de la Chine, des pays du Golfe et d’autres se fait ressentir au sein des Nations unies. L’ordre multilatéral est un reflet de la réalité géopolitique. Donc oui, quand une puissance comme les États-Unis se retire, d’autres vont en profiter pour apporter leur vision. Mais n’oublions pas que les organisations sont régies par des statuts. Au coeur même de l’architecture multilatérale se situent les droits humains. Ils sont une boussole. Là où il y a des tensions, c’est plutôt sur leur mise en oeuvre : chaque pays a son rythme et sa propre approche. Mais vous savez, les droits humains ont des racines dans les civilisations de toute la planète. Finalement, les besoins sont les mêmes partout : s’abriter, éduquer ses enfants, se soigner, participer aux processus de décisions de sa communauté, etc. Quant à la vision qu’a la Suisse des droits humains, nous nous rendons tous les jours au Palais des Nations pour la défendre.
«La Suisse a toujours un rôle à jouer, par sa situation géographique, grâce à ses infrastructures et au savoir-faire de sa diplomatie.»
Jürg Lauber
La Suisse en fait-elle vraiment assez pour défendre la Genève internationale et les textes dont elle est dépositaire ?
Oui. Sur le plan diplomatique, nos positions sont claires : nous voulons la paix, un développement durable, les droits humains et l’État de droit. Et puis, en tant qu’État hôte, nous continuons à développer le dispositif au service du multilatéralisme, à investir dans l’infrastructure, les services et l’accueil des acteurs de la Genève internationale. À l’heure actuelle, nous nous coordonnons avec d’autres États membres pour renforcer davantage le travail multilatéral. Je suis également en contact avec les organisations internationales basées chez nous pour comprendre comment les soutenir.
Mais la Suisse est-elle encore audible ? Récemment, elle ne s’est pas montrée très active pour défendre les Conventions de Genève, par exemple dans le cadre du conflit à Gaza. En Europe, ce sont plutôt l’Irlande et l’Espagne qui ont repris ce rôle.
Nous restons fermes sur ces questions. Nous avons condamné l’invasion russe de l’Ukraine. Nous sommes très clairs quant à l’importance du respect du droit international humanitaire et nous continuons à nous engager pour une solution à deux États au Moyen-Orient. La Suisse s’est aussi fortement engagée dans la 34e Conférence internationale du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) l’année dernière. Cette conférence a permis de réaffirmer l’importance du droit international humanitaire dans le monde entier.
L’Espagne a officiellement reconnu l’État de Palestine. En Suisse, on a le sentiment qu’on manque de vision dans notre politique étrangère.
La Suisse endosse son rôle d’État hôte de l’ONU et de berceau du CICR avec beaucoup de responsabilité. Pour ne pas perdre en crédibilité, nous devons adopter une approche cohérente sur le long terme. Si notre rôle doit être de faire dialoguer pour trouver des solutions, il faut être très prudents. Si cela peut vous rassurer, lors de nos deux années au Conseil de sécurité, nous étions clairement perçus comme la voix du droit international.
Notre prudence est-elle suffisante pour que la Genève internationale reste une interlocutrice de l’administration Trump ? Vous mentionniez plus tôt les pays du Golfe. L’Arabie saoudite se rêve en nouveau hub diplomatique et a accueilli les dernières rencontres entre les États-Unis et la Russie.
En effet, d’autres pays ont développé des atouts diplomatiques comme les nôtres. Mais je n’ai pas l’impression que Genève ou la Suisse perdent de leur attractivité. Beaucoup de réunions dont on ne parle pas forcément dans les médias ont lieu à Genève. La Suisse a toujours un rôle à jouer, par sa situation géographique, grâce à ses infrastructures et au savoir-faire de sa diplomatie. Et nous allons continuer à expliquer aux États-Unis l’intérêt du multilatéralisme, y compris pour une grande puissance. Nous ne sommes heureusement pas seuls. Levons les yeux, la situation actuelle doit nous pousser à regarder le monde et constater qu’il y a énormément de pays prêts à défendre le multilatéralisme et ses valeurs.