Plus de cent actions de rue pour sensibiliser la population à l'importance de la Convention européenne des droits de l'homme ont été organisées dans toute la Suisse.© AI
Plus de cent actions de rue pour sensibiliser la population à l'importance de la Convention européenne des droits de l'homme ont été organisées dans toute la Suisse. © AI

Rapport annuel 2018 Suisse

10 décembre 2018
Une attaque frontale contre la Convention européenne des droits de l'homme a heureusement pu être repoussée lors d’une votation populaire importante. Dans la politique suisse, les intérêts économiques et de politique de sécurité continuent toutefois à déterminer l’agenda et menacent la protection internationale des droits humains. Les requérant·e·s d’asile font face à des discours hostiles, tandis que la nouvelle législation en matière de surveillance et de lutte contre le terrorisme restreint les droits fondamentaux de toutes les personnes vivant en Suisse.

Le 25 novembre 2018, les citoyen·ne·s suisses ont clairement rejeté, par 66% de non, une initiative populaire proposée par l’Union démocratique du Centre (UDC) – l’initiative dite «pour l’autodétermination» – dont l’objectif était de placer la Constitution fédérale au-dessus du droit international. Ceci aurait pu avoir pour conséquence une obligation pour la Suisse de dénoncer la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Septante ans après l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme, les Suisses et les Suissesses ont déposé dans les urnes un message clair et important à l’attention de toutes celles et tous ceux qui cherchent à affaiblir le système européen de protection des droits humains. Ce résultat incontestable de la votation populaire n’a pu être obtenu que grâce à une mobilisation sans précédent de la société civile et en particulier des militant·e·s d’Amnesty International, qui ont défendu la CEDH et la Cour européenne des droits de l’homme et qui ont réussi à persuader la majorité de la population de l’importance de la protection des droits humains.

Plus de cohérence dans la politique des droits humains

Pour que la Suisse officielle – avec Genève comme «capitale mondiale des droits humains» – puisse se présenter en tant que défenseure convaincante des droits humains, elle doit plus fermement réorienter sa politique dans cette direction. La priorité généralement donnée par le Conseil fédéral aux intérêts économiques ou sécuritaires – en particulier dans le domaine des exportations d’armes – est en contradiction avec l’image de la tradition humanitaire dont la Suisse aime se parer.

Le refus de signer la Convention internationale interdisant les armes nucléaires ou encore les tergiversations du Conseil fédéral au sujet de la création d’une institution nationale des droits humains sont peu cohérents avec les objectifs de politique extérieure de promotion de la paix et des droits humains, et avec les déclarations de la diplomatie suisse dans ces domaines. La lutte pour un monde sans armes nucléaires a été menée pendant des décennies par le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) qui a soutenu la convention depuis le début mais qui finalement refusé de la signer. En mars, le troisième Examen périodique universel de la Suisse s’est terminé devant le Conseil des droits de l’homme par l’acceptation de 160 des 251 recommandations formulées. La Suisse a entre autres accepté toutes les recommandations de mettre en place une institution nationale des droits humains indépendante et compatible avec les principes de Paris. Cependant, au lieu de mettre en œuvre sans délai ces recommandations, le Conseil fédéral tergiverse sur ce projet depuis plus de 15 ans.

Trop de rigueur avec les requérant·e·s d’asile

Le durcissement des lois sur l’asile et sur les étrangers et la manière de plus en plus dure dont sont traité·e·s les demandeurs et demandeuses d’asile sont également des motifs de préoccupation. Un discours politique hostile s’est notamment installé à l’égard des requérant·e·s d’asile érythréen·ne·s, qui tente de discréditer les personnes de ce pays d’Afrique de l’Est en tant que «réfugiés économiques». Ce discours se reflète également dans le durcissement de la pratique des autorités en matière d’asile.

C’est ainsi qu’en septembre, le Secrétariat d'Etat aux migrations (SEM) a décidé de suspendre l’admission provisoire de près de 3000 Érythréen·ne·s en Suisse et d’examiner la possibilité de leur rapatriement malgré le fait qu’aucune amélioration de la situation des droits humains dans le pays ne puisse être constatée. Comme les retours volontaires sont extrêmement rares et que les rapatriements forcés à Asmara sont impossibles, de très nombreux Érythréen·ne·s de Suisse sont contraint·e·s de vivre dans la précarité avec une simple aide d’urgence et sont poussé·e·s vers l’illégalité.

Dans ses décisions les plus récentes concernant l’Érythrée, le Tribunal administratif fédéral (TAF) a admis que les droits humains étaient toujours violés dans le pays et qu’il n’était pas possible de se faire une opinion claire de la situation sur le terrain. En outre, il a expressément qualifié le «service national» de travail forcé, interdit au sens de l’article 4 de la CEDH. Il a néanmoins continué à juger qu’un retour était licite et exigible – même pour les cas où la personne concernée devait s’attendre à être recrutée pour le «service national».

Les constantes pressions de différents partis et politiciens pour plus de fermeté envers les demandeurs et demandeuses d’asile contrastent avec la diminution du nombre de demandes d’asile suite à la fermeture de la route des Balkans et à la restriction des voies de fuite par la Méditerranée centrale.

Au lieu de faire preuve d’une plus grande solidarité envers des pays comme l’Italie ou la Grèce, qui doivent traiter la majorité des demandes d’asile en Europe, la Suisse maintient un taux élevé de renvois vers l’Italie sur la base du règlement de Dublin. En novembre 2017, Amnesty International et 200 organisations de la société civile, soutenues par 33 000 personnes, ont remis au Conseil fédéral l’appel de Dublin. Ce texte invite les autorités compétentes en matière d’asile à faire usage plus fréquent de la clause discrétionnaire énoncée à l’art. 17 al. 1 du règlement de Dublin afin de traiter les demandes d’asile des réfugié·e·s particulièrement vulnérables en Suisse.

En septembre 2018, face au maintien par la Suisse de sa pratique stricte, le Comité contre la torture (CAT) de l’ONU a fixé des limites au rapatriement Dublin des demandeurs et demandeuses d’asile particulièrement vulnérables. Le CAT a rendu une décision importante dans le cas d’un Érythréen qui avait été emprisonné dans son pays d’origine pendant cinq ans pour des raisons politiques et avait été torturé et maltraité à plusieurs reprises. Après sa libération, il avait été recruté de force et avait servi comme garde-frontière jusqu’à ce qu’il réussisse à fuir le pays. Lorsqu’il a déposé une demande d’asile en Suisse en septembre 2015, il était gravement traumatisé, avait besoin d’un traitement médical urgent et dépendait du soutien de son frère, qui vit en Suisse. Néanmoins, les autorités suisses compétentes en matière d’asile ont ordonné son expulsion vers l’Italie sur la base du règlement de Dublin. Selon le CAT, l’expulsion aurait constitué un traitement inhumain et aurait violé les articles 3 et 16 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (violation de l’obligation de non-refoulement), raison pour laquelle il a demandé à la Suisse d’entrer en matière sur la demande d’asile et de renoncer à un renvoi.

Sur la base de cette nouvelle jurisprudence, Amnesty International a demandé au SEM d’élaborer de nouvelles lignes directrices pour l’évaluation des dossiers des requérant·e·s d’asile particulièrement vulnérables et, dans l’attente de leur mise en œuvre, de demander aux cantons de ne pas exécuter les décisions d’expulsion entrées en force.

Violations de la Convention relative aux droits de l’enfant

L’expulsion prévue vers la Grèce d’une famille syrienne vivant au Tessin a finalement été bloquée par une autre instance internationale. Le Comité des Nations unies pour les droits de l’enfant a exigé des autorités suisses d’asile qu’elles répondent aux reproches formulés à leur égard, d’avoir violé la Convention relative aux droits de l’enfant (CDE). Les autorités suisses n’avaient pas pris en compte les conséquences d’une expulsion vers la Grèce pour des enfants mineurs, ce qui aurait conduit à une violation, entre autres, de l’art. 3 de la Convention. La Suisse est partie à cette Convention qui demande que l’intérêt des enfants mineurs soit toujours considéré comme prioritaire.

Dans le cadre de l’Examen périodique universel (EPU), de nouvelles critiques ont été formulées à l’encontre de la pratique de détention des mineurs étrangers en voie d’expulsion. Amnesty International demande à la Suisse de chercher des alternatives et d’œuvrer à abolir la détention d’enfants pour des raisons liées à la migration.

La solidarité criminalisée

La tendance à criminaliser les personnes qui viennent en aide aux migrant·e·s et aux réfugié·e·s est également préoccupante. Le tribunal de district de Lausanne a annulé en septembre la condamnation d’une jeune femme qui avait sous-loué une chambre à un requérant d’asile iranien débouté et qui ne pouvait être hébergé, pour des raisons de santé, dans un logement communautaire. Elle avait été amendée, bien qu’elle n’ait jamais retiré aucun avantage matériel de son aide à cette personne et qu’elle n’ait agi que par pure compassion. À Neuchâtel, un pasteur protestant a été condamné à une peine pécuniaire avec sursis pour avoir, par pur altruisme, hébergé et nourri un Togolais en situation illégale en Suisse.

Combattre les discriminations basées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre

Amnesty International salue les efforts menés au Parlement pour criminaliser la discrimination basée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre. Les modifications prévues du Code civil visant à faciliter les modifications des registres de l´état civil représentent également une étape encourageante.

À l’avenir, il devrait être plus facile pour les personnes transgenres et les personnes présentant une variation du développement sexuel de changer leur sexe et leur prénom dans le registre de l’état civil. Au lieu des procédures légales actuelles, une déclaration délivrée aux officiers de l’état civil compétents devrait suffire à l’avenir. En outre, Amnesty International demande l’introduction de la possibilité de choisir un «troisième sexe» pour les personnes qui ne se sentent ni homme ni femme. 

La lutte contre le terrorisme met les droits humains en danger

Bien que la Suisse ait jusqu’à présent été épargnée par les attentats terroristes, les autorités ont élaboré en peu de temps plusieurs paquets de lois et de mesures qui ont des conséquences importantes pour le droit au respect de la vie privée des personnes présumées suspectes. Deux nouvelles lois permettent d’étendre considérablement la surveillance en Suisse: la loi sur le renseignement (LRens) et la loi fédérale sur la surveillance du trafic des postes et des télécommunications révisée (LSPT). La LRens, entrée en vigueur en septembre 2017, confère au Service fédéral de renseignement de nombreuses nouvelles prérogatives. Il permet par exemple, d’explorer le réseau câblé, ce qui constitue une surveillance de masse indiscriminée sans même qu’il n’existe de soupçons d’actes illicites. Du point de vue des droits humains, la loi fédérale sur la surveillance du trafic des postes et télécommunications (LSPT) pose le problème particulier de la conservation des métadonnées. Les fournisseurs de services postaux, téléphoniques et Internet sont tenus de conserver les données de communication de leurs client·e·s pendant six mois et peuvent être tenus de les remettre à la police ou aux services de renseignement. Comme cette mesure touche tout le monde sans exception, elle constitue une atteinte disproportionnée à la vie privée. En septembre 2018, l’organisation «Digitale Gesellschaft» a déposé une plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg au nom de plusieurs plaignant·e·s, contre la violation de plusieurs de leurs droits fondamentaux consécutive à la conservation de leurs données.

Amnesty critique également la révision en cours des dispositions pénales liées à la lutte contre le terrorisme. Pour la première fois, une définition du terrorisme est introduite dans le droit suisse. Comme il n’existe aucune définition véritablement reconnue au niveau international, les États développent chacun leur propre définition qui sont le plus souvent vagues et peu précises. La Suisse n’échappe pas à la règle et Amnesty International craint que des notions juridiques peu précises soient adoptées qui pourront avoir de lourdes conséquences pour les personnes soupçonnées. Dans le nouveau projet de législation antiterroriste devrait également être présente une disposition floue interdisant les «organisations terroristes» et sanctionnant leur soutien. Le projet de loi prévoit que la compétence de décider si une organisation doit ou non être considérée comme terroriste sera confiée à une instance judiciaire et non plus à une autorité politique. Ceci constitue une violation du principe de la légalité. Ce dernier exige en effet que le droit pénal soit aussi précis que possible pour que chacun soit en mesure d’identifier les éléments constitutifs d’un crime et quelles sont les conséquences pour son auteur·e. La loi sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme, qui vise les personnes «potentiellement dangereuses», soit des personnes qui n’ont ni commis de crime ni ne sont soupçonnées d’en avoir planifié un, mais qui correspondent à un certain profil, va par ailleurs beaucoup trop loin.

Surveillance des assuré·e·s

Des atteintes disproportionnées aux droits fondamentaux sont également à craindre dans la mise en œuvre de la Loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales, qui a été adoptée par le peuple et les cantons lors du référendum du 25 novembre. Afin de condamner les présumé·e·s fraudeurs et fraudeuses, le droit suisse autorise désormais explicitement compagnies d’assurances à engager des détectives privés pour surveiller les assuré·e·s et à utiliser des moyens techniques tels que l’interception des conversations téléphoniques, les drones équipés de caméras et les dispositifs de localisation GPS. Tout le monde peut être affecté par ces mesures – des chômeurs aux personnes handicapées, en passant par les assurées des caisses maladies et accident. Amnesty International s'est prononcée contre cette nouvelle loi, qui ne garantit pas selon elle le droit à la vie privée ancré dans la Constitution et la CEDH.