Mortier de 20 mm produit par l'entreprise suisse RUAG. © Ruag Schweiz / Wikicommons
Mortier de 20 mm produit par l'entreprise suisse RUAG. © Ruag Schweiz / Wikicommons

Contrôle des exportations d’armes en Suisse Au centre d’un conflit entre intérêts divergents

3 octobre 2017
Promouvoir les droits humains à l’étranger ou servir les intérêts économiques suisses ? Dans la politique étrangère, les conflits sont inéluctables en matière d’exportation d’armes. Une analyse de la politique d’armement de la Suisse.

En matière d’armement, la politique extérieure suisse est régulièrement au centre d’un conflit entre des intérêts divergents. Il y a d’un côté un engagement clamé haut et fort en faveur de la paix et des droits de l’homme à l’étranger et de l’autre, la défense des intérêts de l’économie privée et de la compétitivité des fabricants d’armes suisses. Au gouvernement, ces deux positions sont en général défendues par le DFAE (responsable de la politique de paix et de la politique en matière de droits humains) et par le SECO (responsable des questions économiques).      

Une deuxième contradiction se dessine entre l’engagement à l’étranger et la pratique en Suisse. La Suisse a ainsi beaucoup œuvré sur la scène internationale pour que le commerce des armes soit sévèrement réglementé. Mais en ce qui concerne ses propres exportations, elle s’en ensuite montrée plus laxiste.

La Suisse et le traité sur le commerce des armes (TCA)

Entré en vigueur fin 2014, le traité sur le commerce des armes (TCA) instaure pour la première fois des normes contraignantes pour le contrôle du commerce international des armes conventionnelles. Il interdit les transferts d’armes vers des pays où le risque est grand que celles-ci soient utilisées pour perpétrer des violations des droits humains ou du droit international humanitaire.[1]

La Suisse a joué un rôle positif durant l’élaboration du TCA. Sous l’égide du SECO, elle s’est engagée dans des négociations internationales difficiles pour obtenir le traité « le plus fort et le plus efficace possible ».[2] Le DFAE a assuré en 2015 que, dans le cadre de la mise en œuvre du traité, la Suisse allait continuer à « assumer un rôle aussi actif qu’au cours de la négociation ».[3] Cette même année, la Suisse, pays hôte du TCA dont le secrétariat est à Genève, a vu ses efforts couronnés de succès.[4]

Assouplissement du contrôle des exportations

Après la signature du Traité sur le commerce des armes, la Suisse a abaissé à deux reprises le niveau de contrôle de ses exportations d’armes. En mai 2014, le Parlement l’a abaissé au niveau du TCA : l’ordonnance actuelle interdit certes le commerce des armes avec l’étranger « lorsque le pays auquel elles sont destinées commettent de manière systématique de graves violations des droits humains ». Mais une autorisation peut tout de même être accordée par dérogation, « si le risque est faible que le matériel de guerre à exporter soit utilisé pour commettre des violations graves des droits de l'homme ».[5]

Le renforcement du contrôle des armes instauré par le Conseil fédéral en août 2008 en prévision de la votation sur l’initiative populaire pour une interdiction d’exporter du matériel de guerre est ainsi devenu caduc. Le lobbying intensif de l’industrie suisse de l’armement, réclamant l’égalité de traitement avec la concurrence européenne, a eu raison du Parlement qui s’est rallié à ses vues à une très courte majorité.[6] Avec cette décision, les intérêts économiques de l’industrie de l’armement ont clairement pris le pas sur la protection des droits humains.

En avril 2016, le Conseil fédéral a levé le moratoire d’un an sur les exportations d’armes à destination du Moyen-Orient (guerre au Yémen) et a réinterprété l’ordonnance sur le matériel de guerre.[7] L’interdiction de livrer des armes aux pays impliqués dans un conflit armé ne doit plus s’appliquer que « si un conflit armé règne au sein même du pays destinataire ».[8] Cette décision était également le produit d’un intense lobby de la part des milieux économiques et des parlementaires du camps bourgeois.[9] Avec elle, le Conseil fédéral a annulé le second durcissement des conditions d’exportations d’armes de 2008, qui avait privé l’initiative pour l’interdiction d’exporter du matériel de guerre de sa raison d’être.[10]

La décision du Conseil fédéral d’outrepasser la lettre de l’ordonnance sur le matériel de guerre ne pose pas seulement un problème du point de vue démocratique. La réinterprétation aventureuse de l’ordonnance a permis à l’industrie de l’armement de vendre des armes à des pays en guerre, par exemple sur les grands marchés du Golfe Persique.  

Des milliards pour l’arme nucléaire

En Suisse, le financement direct ou indirect des armes nucléaires et des armes illégales est interdit.[11] La Loi sur le matériel de guerre comprend hélas une lacune funeste qui permet aux banques de continuer à investir dans des entreprises qui fabriquent des armes nucléaires, lorsque celles-ci fabriquent également des armes conventionnelles, voire des biens civils. Les banques suisses ont investi plus de 6 milliards de dollars dans des entreprises fabriquent des armes nucléaires ; la banque nationale a elle-même placé six millions de dollars dans ce domaine.[12]

La conseillère nationale Evi Allemann proposait déjà dans une motion en 2014 de combler la lacune législative permettant de tels investissements. Le Conseil fédéral s’est opposé à une telle « interdiction d’investir », l’estimant excessive.[13] Il permet ainsi que de l’argent suisse finance des armes nucléaires, alors même qu’au niveau international, il s’est engagé pour leur interdiction.[14]

Initialement, cette contribution de Patrick Walder a été publiée dans le document de discussion « Droits humains et politique extérieure de la Suisse – Où est la cohérence ? », rédigé en juin 2017 par le Groupe de travail politique extérieure de la Plateforme droits humains des ONG. Plus d’informations concernant la cohérence de la politique extérieure suisse en matière de droits humains et document de discussion à télécharger.

 

[1] UNODA : Le traité sur le commerce des armes (site internet).

[2] SECO : L’Assemblée générale des Nations Unies adopte le Traité international sur le commerce des armes. Communiqué de presse, 3. 4. 2013.

[3] DEFR/DFAE : Traité sur le commerce des armes : dépôt de l’instrument de ratification. Communiqué de presse, 30. 1. 2015

[4] SECO : Exportations de matériel de guerre en 2015. Communiqué de presse, 23. 2. 2016

[5] Ordonnance sur le matériel de guerre, en vigueur depuis le 1. 11. 2014.

[6] Andreas Kreier: Schweiz will nicht mehr Musterschülerin sein. Swissinfo, 6. 3. 2014.

[7] Conseil fédéral/DEFR : Le Conseil fédéral se penche sur diverses demandes d’exportation de matériel de guerre. Communiqué de presse, 20. 4. 2016

[8] Lettre du SECO à l’agence télégraphique suisse ats, in : Swissinfo: Waffenexporte in Golfstaaten im Widerspruch zur Verordnung, 22. 4. 2016, (traduction libre).

[9] Heidi Gmür: Waffenexporte in den Nahen Osten: Das Moratorium ist Geschichte. NZZ, 20. 4. 2016.

[10] Swissinfo : Waffenexporte in Golfstaaten im Widerspruch zur Verordnung, 22. 4. 2016.

[11] Loi fédérale sur le matériel de guerre, art. 8, al. 1c, interdiction du financement indirect.

[12] International Campaign to Abolish Nuclear weapons (2016): Don’t Bank the Bomb. A global report on the financing of nuclear weapons producers. Utrecht.

[13] Réponse du Conseil fédéral du 14. 5. 2014 à la motion 14.3253 d’Evi Allemann.

[14]DFAE : Interdiction des armes nucléaires : la Suisse souhaite que les négociations soient axées sur la recherche de consensus et l'inclusion de tous les acteurs. Communiqué de presse, 28. 10. 2016.