Entretien avec Luz Marina Cantillo Romero, Colombie «Ils ont voulu m’assassiner.»

4 juin 2013
En Colombie, Luz Marina Cantillo Romero s’engageait pour les droits des victimes du conflit armé. Cet engagement l’a mise en danger. Après une course-poursuite en voiture, elle a pu fuir en Suisse. ...

En Colombie, Luz Marina Cantillo Romero s’engageait pour les droits des victimes du conflit armé. Cet engagement l’a mise en danger. Après une course-poursuite en voiture, elle a pu fuir en Suisse.  La Colombienne nous raconte son histoire.

«En Colombie, j’étais professeure pour adolescent∙e∙s. La majorité de mes élèves, ainsi que leur famille, étaient des victimes du conflit armé de mon pays. C’est ce qui m’a motivé à fonder une association pour les droits des femmes. A travers celle-ci, j’offrais un soutien psychologique et juridique aux victimes du conflit armé et je les aidais dans leurs démarches pour dénoncer les crimes dont elles étaient victimes. La population était victime de déplacements forcés, d’assassinats sélectifs, de massacres, d’actes de torture ou encore de disparitions forcées. Elles faisaient l’objet d’attaques de différents groupes paramilitaires.

A travers notre organisation, nous exigions que les criminels de guerre avouent où ils avaient laissé le corps des personnes disparues. Mais ils n’ont jamais avoué, il n’y a pas eu de justice. Par exemple, une collègue attend toujours que le chef des Autodéfenses [un groupe de paramilitaires] lui dise où est le corps de son fils. Mais nous savons qu’il ne va rien avouer car dans la base militaire qu’il dirigeait, il y avait des tigres, des lions et des caïmans qui étaient utilisés pour faire disparaître les corps des personnes assassinées. Ils ne vont pas reconnaître non plus que des centaines de femmes ont été victimes d’abus sexuels de la part des paramilitaires.  L’objectif de notre association était d’obtenir justice et de tout faire pour ces crimes ne se reproduisent plus jamais.

Des tigres, des lions et des caïmans sont utilisés pour faire disparaître les corps des personnes assassinées.

C’est pourquoi j’ai également travaillé comme documentatrice de cas.  Des centaines de victimes m’ont confié leurs histoires tragiques. J’ai ainsi pu apprendre que les paramilitaires avaient abusé d’un village tout entier. Toutes les femmes ont été l’objet d’abus, les femmes mariées, les célibataires, les fillettes. Des fillettes de 12 ans ont même été vendues aux paramilitaires pour cinq millions de pesos (env. 2'500 francs suisses). Après avoir écouté toutes ces terribles histoires, nous nous sommes rendu compte que le gouvernement national et l’armée de mon pays étaient impliqués dans ces crimes contre l’humanité, qu’ils avaient participé à nombre d’actions criminelles des paramilitaires.

Menaces et attentat

Depuis la création de ma fondation d’accompagnement des victimes du conflit, j’ai été maintes fois menacées par les paramilitaires. Ceux-ci abusaient de fillettes mineures alors que j’avais entrepris une campagne de sensibilisation dans ma région. J’ai été victime de persécutions, ils m’ont déplacée cinq fois. J’ai également été la cible de menaces et de harcèlements.

Finalement, le 14 juin 2011, ils ont tenté de m’assassiner. Deux agents du Département Administratif de Sécurité (Departamento Administrativo de Seguridad -DAS) sont venus chez moi en prétendant vouloir me poser des questions. Quand ils sont venus chez moi, je savais qu’ils allaient me tuer. Je suis partie en voiture, avec mon fils. Je ne savais pas où aller. C’est un sentiment terrible quand tu sais que tu es condamnée à mort, qu’on veut t’assassiner.  Quand j’étais dans la voiture avec mon fils, ils nous ont attaqués. Nous avons senti les tirs qui nous passaient en dessus. Heureusement, arrivé à un rond-point, mon fils a renversé un camion rempli de charbon. Le charbon s’est répandu sur toute la route, ce qui a barré le passage aux paramilitaires. Mon fils a tourné à la rue suivante, nous avons abandonné la voiture et pris un taxi.

Nous nous sommes réfugiés près de l’aéroport de Santa Marta où j’ai appelé une organisation qui se charge de protéger les défenseurs et défenseuses des droits humains dont la vie est en danger. Ils m’ont fait prendre un avion pour Bogotá. Je suis ensuite restée enfermée dans un couvent pendant plusieurs mois. Je ne pouvais pas sortir car les agents de l’Etat m’auraient tuée. Lorsque ceux-ci veulent assassiner quelqu’un, ils disposent de tous les moyens pour retrouver la personne et mettent les téléphones sur écoute.

Je ne pouvais plus rester en Colombie si je voulais rester en vie. Si j’étais restée, ils m’auraient tuée, comme ils ont tué des centaines d’autres défenseurs et défenseuses des droits humains.  Quitter la Colombie a été une décision très difficile à prendre. J’avais donné un sens à ma vie en Colombie avec mon travail de professeure et de défenseuse des droits humains. J’aurais voulu poursuivre ce travail et continuer les études que j’avais entreprises. J’ai dû tout quitter, partir de mon pays, laisser mon travail sans savoir où aller. Mais je n’avais pas le choix.

Quand je me suis enfuie, j’ai envoyé tous les documents relatifs à mon association à une collègue afin qu’elle me remplace. Deux mois plus tard, elle a commencé à être l’objet de menaces et son frère a été assassiné. Elle a dû s’enfuir avec sa fille et quitter la région où elle vivait. En Colombie, tout le monde est menacé, on ne sait pas qui va être la prochaine personne assassinée, ni quand.

Procédure d’asile

Il fallait que je parte dans un pays où ma vie n’allait pas courir de danger. J’ai pensé à la Suisse car c’est un pays éloigné de la Colombie et qui garantit la vie des personnes par sa neutralité historique. De plus, la Suisse accueille le siège des droits humains et du Comité international de la Croix-Rouge. Les personnes qui me poursuivaient avaient beaucoup de pouvoir, je devais donc aller dans un pays puissant et important dans le monde afin que ma sécurité soit vraiment garantie. C’est pourquoi j’ai choisi la Suisse.

En outre, je savais que je pouvais demander l’asile à travers l’ambassade. Il est évident que pour partir d’un pays, on a besoin d’un visa. On ne peut pas traverser un océan en nageant. Il faut prendre l’avion et donc recevoir un visa. Pour une professeure qui gagne un modeste salaire, c’est impossible de partir vers un pays si riche où l’euro, le dollar ou le franc sont si chers. Ils avaient  bloqué mes comptes en banque, je n’avais aucun argent.

Les personnes qui me poursuivaient avaient beaucoup de pouvoir, je devais donc aller dans un pays puissant et important dans le monde. C’est pourquoi j’ai choisi la Suisse.

Demander l’asile à l’ambassade était mon unique possibilité. C’est pourquoi j’ai fait une demande formelle à l’ambassade de Suisse. Après avoir déposé ma demande, j’ai reçu un courrier me confirmant que je pouvais partir pour Genève où ma demande d’asile allait être traitée. Ce fut un grand soulagement. Je suis arrivée à Genève le 4 décembre 2011. Quand je suis arrivée en Suisse, je me sentais comme dans les limbes. J’étais très affectée d’avoir dû me déraciner de toute la vie que j’avais construite durant 47 ans. Mon fils m’a rejoint quelques mois plus tard.

Arrivée en Suisse

Je ne pourrais jamais remercier assez la Suisse pour l’opportunité qu’elle m’a offerte de continuer à vivre en Suisse avec mon fils. Mais je voudrais demander à la population suisse qu'elle ne supprime pas la possibilité de demander l’asile par l’ambassade, parce que c’est l’unique possibilité de demander l’asile pour toutes les personnes qui ne disposent pas de beaucoup d’argent.

D’autre part, Il serait bien que l’on mette à disposition des réfugié∙e∙s des bons cours de français. C’est très important d’apprendre la langue du pays. En Colombie, ce qui donnait un sens à ma vie, c’était de travailler sur le thème du genre, de travailler avec les femmes. Maintenant, je ne sais pas quoi faire de ma vie.  Je désire poursuivre ce travail, mais comme je vis désormais en Suisse romande, j’ai besoin d’un bon niveau de français. Je ne suis pas venue en Suisse pour me faire de l’argent. En Colombie, j’avais un travail stable qui me plaisait.  Je serais restée là-bas si j’en avais eu la possibilité.

En Suisse, je ressens de la discrimination et des formes d’exclusion envers les migrant∙e∙s. Je peux comprendre la peur que la population suisse peut ressentir pour certains migrants. Mais les Suisses et les Suissesses doivent nous laisser une chance. Même si nous ne parlons pas la même langue, même si nous ne venons pas du même pays, même si nous avons une culture différente, je crois que nous pouvons nous intégrer. Nous sommes des être humains, tout comme eux.»