«Je m’appelle Miguel Angel Quintero. J’étais le directeur de l’Institut de la Culture et des Beaux-Arts en Colombie, une fonction qui dépendait directement du gouverneur de l’Etat. En parallèle, je travaillais avec les communautés ecclésiales de base, qui s’inscrivent dans ce que l’on appelle la théologie de la Libération.
Durant les années 1990, la politique de terreur de l’Etat colombien était à son apogée. Son but était d’éliminer toute personne qui faisaient réfléchir la population, comme celles qui travaillaient dans le domaine culturel ou qui donnaient des formations. Et c’est justement ce à quoi nous nous consacrions avec les communautés ecclésiales de base. De plus, je suis le fondateur du Collège artistique Rafael Contreras, qui proposait alors une alternative à l’éducation proposée en Colombie. Cela ne plaisait pas aux autorités. Nous avons commencé à recevoir des menaces de mort. A partir de 1990, des professeurs, des leaders paysans, des syndicalistes ont été tués. La situation devenait très difficile, nous avons augmenté les mesures de sécurité. Nous pouvions compter sur l’appui de différentes organisations des droits humains et de groupes d’avocats. Nous connaissions plusieurs collaborateurs et collaboratrices d’Amnesty International.
En 1995, dix-huit dirigeants de notre communauté ecclésiale ont été tués, ainsi que quatre dirigeants et onze de la région du bassin du Catatumbo. Chaque jour, la situation s’aggravait et le danger se rapprochait de nous. Nous étions toujours plus prudents. Les membres des communautés nous avertissaient par téléphone lorsque l’armée était là et qu’il valait mieux ne pas venir. Des personnes qui se faisaient passer pour des pasteurs d’églises étaient en réalité des informateurs pour le compte de l’armée, de la police ou des groupes paramilitaires.
«A mon tour, ils sont venus me chercher»
En 1999, les paramilitaires sont venus nous chercher. Il ne s’agissait plus seulement de menaces, ils sont venus jusque dans nos maisons. Les paramilitaires utilisent deux types d’interventions: l’attentat et l’enlèvement. Ce dernier implique des actes de torture pour soutirer des informations à la personne avant de la tuer. L’enlèvement est une mort terrible. Les victimes disparaissaient et plus personne n’entendait parler d’elles. C’est le pire qui puisse arriver à quelqu’un, et ils étaient venus m’enlever. C’était le 4 septembre 1999. Mon frère, qui avait été prévenu par téléphone, est arrivé. Les paramilitaires ont continué leur opération et ont pointé leurs armes sur nous. Alors qu’ils nous enlevaient, un ami et collègue qui passait en voiture a demandé aux paramilitaires ce qu’il se passait et où ils m’emmenaient. Ils lui ont répondu: «On va au poste de police, nous sommes de la police.» Notre ami a alors proposé de nous y amener car il allait dans cette direction. Nous sommes montés dans sa jeep, mon frère, le paramilitaire et moi. Les autres étaient en moto et ont suivi la voiture.
L’enlèvement implique des actes de torture pour soutirer des informations à la personne avant de la tuer. Les victimes disparaissaient et plus personne n’entendait parler d’elles.
Lorsque le conducteur s’apprêtait à tourner vers le poste de police, le paramilitaire lui a donné un coup sur la tête en lui disant de tourner à gauche, c’est-à-dire vers la zone en dehors de la ville où ils assassinaient et faisaient disparaître les gens. Nous avons alors compris qu’il s’agissait bien d’une opération des paramilitaires. Nous devions réagir vite. Je me suis jeté sur celui qui tenait le pistolet et une lutte a démarré. Nous l’avons attrapé par le cou. Ceux qui nous suivaient en moto ont commencé à nous tirer dessus. Le paramilitaire a fini par s’évanouir et nous avons vu du sang sur sa tête. Je lui ai pris son pistolet et je l’ai pointé vers les paramilitaires en moto. En me voyant, ceux-ci se sont jetés à terre. Après avoir sorti le corps de la voiture, nous nous sommes rendus au poste de police.
Après avoir analysé la situation, le commandant de police nous a informé que le paramilitaire laissé sur la route était mort, qu’il faisait partie d’une milice très importante, et que la situation était devenue très délicate pour nous. Nous devions quitter la ville. Le lendemain, des représentants du ministère public et de la police ainsi que le procureur sont venus nous interroger. Tous nous ont conseillé de quitter le pays. Nous avons également reçu des appels de différents organismes comme l’ONU ou l’Organisation des Etats Américains (OEA). Le jour suivant, nous sommes partis pour Bogotá, dans une maison de religieuses où nous sommes restés trois mois.
Demande d'asile à l'ambassade de Suisse
Amnesty International nous a offert son soutien et nous a conseillé de faire les démarches de demande d’asile à travers l’ambassade. A ce moment-là, les ambassades géraient plusieurs contingents de réfugiés. Les ambassades du Canada, de Norvège ou d’Angleterre le faisaient aussi. C’était la norme. C’était aussi le moyen le plus sûr.
L’ambassade de Suisse nous a aidé à faire toute les démarches. Ma femme, mon fils et moi sommes venus en Suisse. Mon frère est parti avec sa famille au Venezuela. Après notre arrivée, on nous a d’abord donné un permis N, puis très rapidement un permis B. Nous avons pu choisir une ONG pour nous aider dans le processus d’intégration. Nous avons choisi l’Entraide Protestante Suisse (l’EPER), car nous la connaissions déjà.
Lorsqu’on demande l’asile, on laisse tout derrière soi: la famille, les amis, le patrimoine. Mais en partant, on abandonne surtout notre utopie.
Nous avons dû laisser beaucoup de choses derrière nous. Mon frère possédait un terrain, les paramilitaires le lui ont pris et y ont installé leur quartier. On y a trouvé plus tard des cadavres, des fosses communes. J’avais une plantation de 27'000 ananas en production. Mon autre frère avait 27 vaches et taureaux. Ils nous ont tout volé. Quant à mes collègues restés en Colombie, presque tous ont été assassinés. Ceux qui ont survécu vivent désormais au Canada, en Espagne, en France ou en Norvège.
A mon avis, demander l’asile est très difficile pour quelqu’un qui se consacre au travail social. C’est notre dernière option. Lorsqu’on demande l’asile, on laisse tout derrière soi: la famille, les amis, le patrimoine. Nous avions des terres, des maisons…. Tout est resté sur place. Mais en partant, on abandonne surtout notre utopie. Et l’utopie, c’est le moteur de notre existence.»