© Zoé Kammermann
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Quatre rencontres, quatre histoires Amir. Afghanistan - Suisse : 5714,32 Km

Par Zoé Kammermann. 26 novembre 2018
Amir*, 19 ans, est membre de la minorité Hazara en Afghanistan. En raison du manque de perspectives, de la situation politique et de la discrimination constante de son groupe ethnique, il a décidé de fuir à l'âge de 16 ans. Pour aller où? Il ne savait pas. Il vit maintenant en Suisse depuis deux ans et demi. Au moment de notre rencontre, il parle déjà très bien l'allemand, s'est fixé comme objectif de devenir in-dépendant et termine un apprentissage de mécanicien à la Haute Ecole technique spécialisée de Bienne. Un bel exemple d'intégration réussie. Même s'il ne sait pas encore s'il pourra rester.

«Regarde, c'est là: le 10.11.2015». Amir montre du doigt le petit chiffre en noir sous sa photo. C'est la date de son arrivée en Suisse. Il tient dans sa main sa «carte d’identité pour les étrangers admis provisoirement», ou Livret F en abrégé.

Amir est petit et sportif, les traits du visage fins, des cheveux noirs et un rire très contagieux et sympathique. Il est extrêmement amical et courtois. Ses mouvements sont pleins d'énergie, sa démarche est détendue, il semble sûr de lui et décontracté. On va s'entendre tout de suite.

Amir est l'un des 909 demandeurs d'asile mineurs non accompagnés originaires d'Afghanistan qui sont arrivés en Suisse en 2015[1]. Aujourd'hui, trois ans plus tard, nous sommes assis ensemble au bord de l'Aar. Nous venons d'horizons culturels différents, ne parlons pas la même langue et ne nous sommes jamais rencontrés auparavant. Ce qui nous unit, c'est l'ouverture et l'intérêt mutuel. A ma demande, Amir commence à me raconter son histoire.

Une patrie détruite

Il a grandi dans un village de la province de Ghazni, dans le centre de l'Afghanistan. Le paysage y est caractérisé par de hauts sommets enneigés, des collines de couleur ocre et des champs verts. Le climat est continental, avec des étés chauds et secs et des hivers froids et pluvieux.

Le père d'Amir est marchand de tapis, sa mère femme au foyer. Avec ses parents, ses trois frères et ses deux sœurs, il vivait dans une maison à l'orée d'un petit village. Jusqu'en 9ème année, il a fréquenté l'école, qu’il atteignait après trois heures de marche quotidienne. «L'école était très différente d'ici; nous étions jusqu'à 60 personnes par classe», dit-il en riant face à mon visage désorienté. «Il était impossible de poser des questions car les professeurs manquaient de temps pour répondre aux élèves». Il s'intéressait surtout aux mathématiques et à l'anglais. Il a conservé ces deux intérêts.

49 langues et plus de 200 dialectes différents sont parlés en Afghanistan. Les langues officielles sont le persan (dari) et le pachto. Les enfants apprennent également l'anglais et l'arabe. Après les neuf années de scolarité obligatoire, on a le choix entre l'université ou le travail, bien qu'il n'y ait pas d'apprentissage comme en Suisse. Si vous voulez gagner de l'argent, il faut chercher un emploi. Beaucoup de jeunes aimeraient étudier, mais les examens d'entrée à l'université sont stricts et le taux de chômage élevé.

L'Afghanistan est un pays brisé. Après deux décennies de guerre, l'économie est en grande partie détruite. Le conflit armé se poursuit entre les forces de sécurité nationales - soutenues par les forces armées internationales de l'OTAN – et les talibans, soutenus par une vingtaine de groupes antigouvernementaux. Si les talibans et les groupes antigouvernementaux ont eu recours à la violence, c’est également le cas du gouvernement. La torture et l'exécution sont fréquemment utilisées. Et les civils sont souvent victimes de cette terreur. La situation sécuritaire est catastrophique. De nombreuses personnes sont en danger en raison de la violence dont font preuve toutes les parties en conflit. Les attentats à la bombe, les explosions, les coups de feu et la présence constante de la mort font désormais partie de la vie quotidienne.

Fuir, tout simplement

«Il n'y a pas d'avenir pour les jeunes, pas d'espoir», explique Amir. «Personne ne sait s'il reviendra vivant le soir. Cette insécurité constante te détruit». Amir parle calmement et sans haine dans sa voix. Il m'explique patiemment les liens complexes d'un conflit qui a longtemps marqué sa vie.

Amir avait vu les reportages sur les réfugié·e·s à la télévision. Il savait à quel point il était dangereux de fuir et que beaucoup ne dépassaient jamais leurs propres frontières. Il avait peur, mais : «Je ne voyais pas d'autre issue que de fuir. Alors je suis parti. Pour aller où? Je ne savais pas. Je voulais juste m'enfuir».

Avec l’aide d’un passeur, Amir traverse la frontière vers le Pakistan. En chemin, son groupe est arrêté par les talibans. « J'ai pensé rapidement: maintenant tout est fini», se souvient-il ; et la peur se lit encore sur son visage. Mais le passeur parvient à négocier avec les milices terroristes et le groupe peut continuer à voyager.

Du Pakistan, il se rend en Iran et de là, par la route des Balkans, en Turquie. A bord d'un canot pneumatique, il traverse la Méditerranée jusqu'en Grèce, d'où il arrive clandestinement en Autriche pour finalement atterrir en Suisse. Son voyage aura duré environ deux mois. Il a perdu la notion du temps, n'ayant ni montre ni téléphone portable avec lui.

En chemin, il entend parler de la Suisse et du fait que la procédure d'asile n’y dure que six mois. C'est pourquoi il décide de venir en Suisse plutôt qu’ en Allemagne ou en Suède. A son arrivée, il doit vite se rendre compte que l'information était fausse. Sa procédure d'asile n'est d’ailleurs toujours pas terminée.

D'un centre à l'autre

En raison des procédures d'asile souvent longues et de l'incertitude constante quant à savoir si l'on est autorisé à rester ou non, si l'on doit s'intégrer ou non, de nombreux·ses réfugié·e·s deviennent psychologiquement instables. De plus, il y a le poids de l'inactivité: il n’y a rien d'autre à faire qu'attendre.

Amir s’est rendu au premier centre d'accueil de Kreuzlingen. Il n'y reste que quelques semaines, avant d’être affecté au canton de Berne. Il est envoyé d'un centre de réfugié·e·s à un autre; la situation est très difficile pour lui. Ces centres accueillent de nombreuses personnes de cultures et de nationalités différentes. C'est souvent bruyant, chacun·e a son propre rythme de sommeil. Il n'a pas d’espace privé, pas d'intimité.

Pour la première fois, il regrette de s'être enfui. Il voudrait retourner dans sa famille.

Le regard d'Amir est dirigé au loin. Il est dans un endroit de son esprit auquel je n'ai pas accès. Je ne peux pas imaginer ce qu'il a traversé. Un sursaut parcourt soudain son corps et il poursuit rapidement. «Non, non, je n'y retourne pas. Je ne peux pas y retourner».

Lorsqu'il atteint l'âge de 18 ans, il demande à pouvoir avoir un appartement en colocation et parvient enfin quitter le centre de réfugié·e·s. Il trouve également une place d’apprentissage et dépose sa candidature. «Parce que pour une fois, ce n'était pas le statut qui importait mais la qualification», relève-t-il en riant.

Amir est actuellement en deuxième année d’apprentissage en tant que mécanicien à la Haute Ecole technique spécialisée de Bienne. Même si ce n'est pas son travail de rêve, il reste très heureux de pouvoir faire un apprentissage. Son objectif est de devenir indépendant le plus rapidement possible et de ne plus avoir à vivre de l'aide sociale.

Ne pas trop penser

«En Suisse, j'ai rencontré des gens qui pensaient que j'avais fui pour gagner beaucoup d'argent ici. J'ai bien peur que ces gens n’aient aucune idée des raisons qui m’ont poussé à partir. Je ne voulais pas quitter mon pays. Mais imaginez que vous ne pouvez même pas vous rendre de Worb à Berne parce que vous pourriez être abattu à tout moment. Personne ne veut vivre comme ça, personne».

La fin de l’escalade de la violence n'est pas en vue, bien au contraire. Selon Amnesty International, la situation en Afghanistan s'est aggravée au cours des trois dernières années. Amir est toujours en contact avec sa famille.

Je veux savoir s'il n'a pas trop de mal avec le fait de ne pas savoir s'il peut rester en Suisse ou non. Il dit qu'il essaie de ne pas trop y penser. Et que c’est déjà génial d’avoir pu apprendre quelque chose. Il est admirable à quel point il est motivé et avec quelle attitude positive et confiante il vit sa vie.

Il veut aussi apprendre encore mieux la langue, dit-il. Son allemand est très bon, il comprend tout ce que je dis. Il s'est fait beaucoup d'amis, joue régulièrement au football et est impliqué dans le projet «Voll Dabei». Ce projet du centre de consultation juridique bernois pour les personnes dans le besoin s'adresse aux jeunes adultes qui ont demandé une protection en Suisse en tant que mineurs non accompagnés et qui ont récemment atteint l'âge de la majorité. Le but des activités du projet est de permettre aux participants d'entrer en contact avec la société avec le statut de personnes contribuant à la façonner, afin qu'ils apprennent à travailler de manière indépendante pour leurs intérêts et leurs préoccupations. Amir, qui était présent l'an dernier, est sur place pour conseiller les nouveaux participants qui sont maintenant confrontés aux mêmes défis que lui. Son attitude polie et accommodante est aussi très appréciée ici.

Sa façon de penser a beaucoup changé depuis qu'il vit ici. Amir se sent même un peu chez lui en Suisse. Il y est plus libre. «Je pense que là où l'on peut vivre en sécurité, c’est là où l’on veut se sentir à la maison, cet endroit qu’on nomme notre patrie», conclut-il.

Je le retrouve cinq semaines plus tard. C'est la Journée nationale des réfugié·e·s et nous allons ensemble à une manifestation avec le slogan «Pas de frontières entre nous». Avec des centaines d'autres personnes, nous manifestons contre l'exclusion et l'expulsion, les centres d'asile qui ressemblent à des prisons, la répression et la violence policière. Avec des banderoles et des affiches, nous marchons à travers la ville jusqu'au palais fédéral, exigeant une procédure d'asile plus humaine, une véritable loi sur l'asile, la liberté de circulation et une vie digne pour tou·te·s. Notre manifestation ne changera rien à la situation en Afghanistan. La peine de mort y est toujours appliquée, d'innombrables enfants qui ont perdu leurs parents dans le conflit vivent dans la rue et, au moment même où nous parlons, une autre famille est obligée de fuir. Mais nous montrons l’exemple. Nous appelons la population suisse à prendre au sérieux la situation des réfugié·e·s et à réfléchir à ce qui est le plus important pour nous: les droits humains.

*prénom d’emprunt

[1] Secrétariat d’Etat aux migrations: https://www.sem.admin.ch/sem/fr/home/aktuell/news/2018/ref_2018-04-30.html