© Zoé Kammermann
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Quatre rencontres, quatre histoires Famille Hashemi. Afghanistan - Suisse : 5714.32 km

Par Zoé Kammermann. 26 novembre 2018
Cette famille afghane de sept personnes vit à Mülenen, un petit village de l'Oberland bernois. Il y a quatre ans, ils sont arrivés en Suisse après un long et difficile voyage. Depuis lors, tout le monde parle bien l'allemand, ils vont à l'école, au gymnase, ou font un apprentissage. Leur vie a radicalement changé. Ils sont en sécurité maintenant. Mais ils ne se sentent pas encore vraiment chez eux.

Farahnaz et Qodrat m'attendent à la gare quand je descends du train à Mülenen («arrêt sur demande»). Je ne sais pas si je dois m'adresser à eux en bon allemand ou en suisse allemand mais, avant que je même que j’ouvre la bouche, ils me saluent dans le plus beau des Berndeutsch. Je suis ébahie. Ce ne sera pas la seule fois lors de notre rencontre.

Nous marchons à travers de vertes prairies, le long de jolies petites maisons en bois, et nous nous retrouvons enfin devant un grand bâtiment qui ressemble à un entrepôt. C'est la poste de Mülenen. Un escalier raide en fer à l'extérieur mène au sommet.

J'enlève mes chaussures devant la porte et j'entre. L'appartement est lumineux, propre et rangé. Quelques photos d'Albert Anker sont accrochées aux murs, à côté d'une photo de famille.

La mère, Banu Hashemi, m'invite à m'asseoir. Elle est petite et élégamment vêtue, ses grands yeux foncés me regardent d'un air amical mais réservé. Petit à petit, le reste de la famille apparaît. Les six enfants vivent toujours à la maison. «S'il en manque un, ça me semble vide», dit Farahnaz. «Nous ne sommes pas une si grande famille». Elle est sérieuse? J'ai dû avoir un regard un peu troublé car elle rit et m’explique : «En Afghanistan, les familles sont beaucoup plus nombreuses qu'ici, six enfants ce n’est pas tant que ça».

Feysal (23 ans) est l’ainé, Zahra (21 ans) le suit, puis Qudrat (18 ans), Farahnaz (16 ans), Mahmod (14 ans) et Erfan (12 ans). Pendant la conversation, les membres de la famille se relaient pour me raconter leur histoire. Assise sur le canapé face à Banu et Zahra, c’est Mahmod et Qodrat qui nous rejoignent une demi-heure plus tard, puis, encore 30 minutes après, Feysal s’assied en face de moi. Petit à petit, j'apprends l'histoire de la famille. C'est une histoire qui me touche beaucoup, qui est difficile à saisir.

La famille Hashemi vivait à Herat, la deuxième plus grande ville d'Afghanistan, à la frontière avec l'Iran. Herat se trouve sur la Route de la Soie et a longtemps été le centre du monde culturel persan-musulman, comme en témoignent encore aujourd’hui de nombreux bâtiments historiques. Mais la guerre et l’abandon ont fait des ravages ces dernières années. Les infrastructures de la ville sont en ruines, l'effervescence qui régnait autrefois sur le marché a disparu. Le commerce traditionnel de Herat, le filage de la soie, n'est plus qu'un souvenir d'une époque révolue.

Fuir Herat

Farahnaz n'a que seize ans, mais semble beaucoup plus mature et adulte. Elle a le teint foncé, de longs cheveux noirs noués. Rien n'échappe à son regard. Elle parle vite, avec toujours une longueur d'avance sur le fil de ses pensées. Farahnaz rayonne d'une confiance en soi inhabituelle et semble savoir exactement ce qu'elle veut et ne veut pas.

«Nous n'étions ni pauvres ni riches. Nous étions satisfaits de ce que nous avions. Il y a cinq ans, je n'aurais jamais imaginé être assise ici avec toi pour parler de ma vie». Farahnaz me regarde comme si elle n'arrivait toujours pas à croire que sa vie a changé de façon si radicale.

Après la mort subite de son père, dont la cause restera inconnue, tout a changé. Je perçoit encore la douleur de sa perte et je n'en demande pas plus. En tant que mère célibataire et sans chef de famille masculin, la vie en Afghanistan est difficile – dangereuse même. La corruption est répandue dans tous les secteurs de l'économie et de l'État. Les femmes, les enfants, les minorités ethniques et religieuses ainsi que d'autres groupes sont sujet à des violations spécifiques des droits humains.

Selon Amnesty International, le recrutement forcé de mineurs, qui a cours au sein de toutes les parties en conflit, constitue une menace majeure pour les enfants en âge d'être recrutés. Celui qui résiste se met non seulement lui-même en danger mais expose également sa famille aux risques d'être tué ou puni. Les talibans forcent les femmes à porter une burka en public, leur interdisent de travailler et refusent aux filles l'accès à l'école. Enfant, Farahnaz portait donc les cheveux courts et s'habillait en garçon. C'était la seule façon pour elle de jouer dehors sans être ennuyée.

Banu, la mère, n'était pas autorisée à travailler, mais elle ne voulait pas non plus dépendre d'un parent masculin. Elle a donc décidé de fuir avec ses six enfants. Le plus jeune, Erfan, n'avait que quatre ans lorsqu'il a traversé la frontière iranienne dans la nuit et le brouillard.

Au-delà de la migration

L'Afghanistan et l'Iran ont plus en commun que la même langue. Il n'y a pas si longtemps, ces deux pays formaient encore un grand royaume: la Perse. Les Afghans et les Iraniens ont les mêmes ancêtres, leur culture a la même origine. Néanmoins, les Afghans en Iran sont traités comme des chiens. La population d'Iran est majoritairement chiite. En tant que sunnite, la famille n'avait aucune chance d'obtenir l'asile en Iran. En tant qu'immigrés illégaux, ils vivaient cachés, toujours dans la crainte d'être traqués et renvoyés. Banu et Feysal travaillaient dans l'usine où toute la famille avait trouvé refuge. Zahra et Qodrat s'occupaient de leurs jeunes frères et sœurs. Ils ne pouvaient pas aller à l'école. Ils avaient aussi peu d'avenir en Iran qu'en Afghanistan. A la différence que, juridiquement parlant, ils n'existaient même pas en Iran.

Après deux ans et demi, la famille est repartie. Avec l'aide de passeurs, ils sont arrivés en Turquie, d'où ils ont traversé la Méditerranée sur un bateau pneumatique. «Tu ne sais pas si tu seras en vie la seconde d'après. Il fait nuit noire, tout autour de toi il y a l’étendue infinie de la mer. Nous étions terrifiés. Aucun d'entre nous ne savait nager», décrit Farahnaz. Elle et sa famille ont atteint la côte sûre de la Grèce. Sales, les vêtements en lambeaux et sans chaussures, ils ont été rejetés sur le rivage. Ils avaient tout perdu sauf un petit sac avec un Coran et une photo de leur père. Mahmod était tombé malade et avait dû se rendre d'urgence à l'hôpital. Tout le monde avait faim. «Il y avait des gens qui nous donnaient à manger» dit Farahnaz. «C'était quelque chose d'indéfinissable et de très mauvais. Mais c'est là que j'ai réalisé que si tu veux vivre, tu dois manger».

La Suisse: une autre planète

Arrivés en Suisse après un périple de quatre ans, c'était comme s'ils avaient atterri sur une autre planète. Ayant perdu leurs documents et leurs papiers d’identité en Méditerranée, les sept membres de la famille fêtent aujourd’hui officiellement leur anniversaire le 1er janvier.

Après 15 jours dans un premier centre d'accueil, ils ont été affectés au canton de Berne et sont arrivés à Interlaken. Ils partageaient une chambre pour eux sept, la cuisine était utilisée par dix familles. Ils ont eu de la chance et ont rapidement trouvé un appartement – à Mülenen, village au pied du Niesen.

Feysal travaille dans un garage juste à côté. En Afghanistan, il était tailleur et confectionnait des robes de soirée. Sur son téléphone portable, il me montre fièrement et avec nostalgie des photos de longues robes brodées de perles. Son nouveau travail, qui n'a rien à voir avec l'ancien, est correct. C'est mieux que rien. Feysal est fort, il porte des lunettes, ses cheveux sont parfaitement coiffés. De manière générale, il attache une grande importance à garder une apparence soignée. Son calme et sa bonne nature traduisent une gentillesse extrême. Pour les plus jeunes, il assume un peu le rôle paternel. Il fait des câlins à Erfan, blâme Mahmod, fait du thé pour tout le monde et m'offre des pâtisseries et des dattes.

Dès que la famille a emménagé dans sa nouvelle maison, les enfants ont pu aller à l'école. Ils étaient les seuls étrangers et ne parlaient pas un mot d'allemand. Zahra, raffinée et émotive, a encore un peu de mal avec la langue. C'était aussi la première fois, pour elle et Farahnaz, qu'elles allaient à l'école avec des garçons – sans porter le voile. Pour elles, le voile, c’était comme un pantalon: sans lui, elles se sentaient nues. Mais elles s'y sont habituées maintenant. Farahnaz dit même: «Pourquoi le voile est-il si important ? Je peux aussi croire en Dieu sans me voiler. Je veux dire, soyons réalistes, Adam et Eve, les premiers humains, étaient nus !». Je suis obligée de rire tout haut. J'aime son tempérament franc et direct.

Qodrat s'est assis à nouveau avec nous. Il fait quelques centimètres de plus que Farahnaz et est beaucoup plus calme. Ses lunettes noires lui confèrent une touche intellectuelle qui convient à son sang-froid et au choix des mots qu'il utilise. Il m'explique patiemment la procédure d'asile. La famille Hashemi a le statut de réfugié F. «Dans deux ans, on aura B, incha'allah». Qodrat fréquente le lycée de Thoune et fait une spécialisation en biochimie. Il s'intéresse à la médecine humaine, aux méthodes éducatives alternatives et aux religions. Après avoir obtenu son diplôme d'études secondaires, il veut étudier et devenir enseignant.

La foi en Dieu est importante pour la famille. Banu Hashemi prie cinq fois par jour, le porc n'est pas mangé et l'alcool est tabou. Au moment de notre rencontre, le Ramadan, le mois de jeûne pour les musulmans, ne fait que commencer. Qodrat et Farahnaz sont convaincus que c'est la volonté de Dieu s’ils sont ici. Allah n'a pas de sexe, il n'est pas personnifié, il est unique. «Allah est un thème central dans ma vie. La foi est importante. Mais la religion n'a pas de sens pour moi. La religion est pour les masses, la foi est individuelle», dit Qodrat en ajustant ses lunettes. Pour le moment, ils ont plus de contacts avec les chiites qu'avec les sunnites, poursuit-il. Il ne s'agissait pas tant de religion, mais des personnes, de leur personnalité, leur caractère.

Soutien d'une famille suisse

Au début, tout était très étrange pour la famille. Il fallait apprendre la langue, intégrer les coutumes et les normes suisses. Ils étaient surtout soutenus par une famille suisse dont ils avaient fait la connaissance au centre de réfugiés d'Interlaken et avec laquelle ils entretiennent encore aujourd'hui une étroite amitié.

Mahmod et Erfan, les plus jeunes de la famille, ont été plus rapides à s’accoutumer à leur nouvel environnement. Erfan parle maintenant mieux l'allemand que le persan. Il est petit, a de grands yeux, une grande bouche et quand il rit, il rit à gorge déployée. Il est incroyablement effronté et drôle et a de délicieuses mimiques. Il n'y a pas de limites à sa fantaisie, ni à son énergie. Mahmod, deux ans de plus, ne semble s'intéresser qu'au football. Il est grand et filiforme, porte des lunettes et a toujours un sourire sur le visage. Mahmod ne se sent pas suisse et ne veut pas être suisse. Il est fier de son héritage. Il ne parle pas beaucoup, mais quand on parle de l'attitude des Suisses à l'égard des migrants, il ne peut résister à un commentaire. «Le cliché des Suisses qui ne sont pas si amicaux envers les étrangers est vrai. Tout le monde est un peu raciste». Il hausse à moitié les épaules, s'excusant.

«Peu importe à quel point tu t’intègres bien»

Est-ce parce que la famille ne se sent pas encore chez elle en Suisse? En tant que réfugié, vous avez peu à dire en Suisse, même si vous parlez parfaitement le suisse allemand. «Peu importe à quel point tu t’intégres bien, aux yeux des Suisses, tu restes un étranger. Cela me donne de moins en moins envie de m'intégrer. Je ne veux pas toujours être seulement l'étranger ou le réfugié», dit Qodrat. Je n'ai pas besoin de réfléchir longtemps pour comprendre qu'il a raison. J'ai un peu honte. «Tu ne leur ressembles pas et tu n’es pas issu de l'immigration ; tu es manifestement différent», dit Farahnaz en souriant tristement. L'Afghanistan lui manque, dit-elle, et elle pleure parfois. Ils ont tous changé et se sont adaptés pour être acceptés.

Le fait que certains d'entre eux parlent le berndeutsch sans faute, qu'ils travaillent ou aillent à l'école, qu'ils connaissent nos valeurs et nos normes et, enfin et surtout, que nous puissions parler ouvertement, tout cela montre à quel point ils se sont intégrés.

«En fait, je ne me sens chez moi nulle part», lance Farahnaz qui rompt le silence. Ça me fait mal d'entendre ça. «Moi non plus», dit Qodrat. «Mais je veux me sentir chez moi. Je ne veux pas juste être quelqu’un quelque part.»

Deux semaines plus tard, j'attends la famille Hashemi à la gare. Je l'ai invitée à dîner. Je veux montrer à ma famille les gens formidables que j'ai rencontrés. Et je tiens à remercier la famille Hashemi pour son ouverture et son hospitalité. Je suis déjà un peu excitée. Vais-je trouver un sujet de conversation qui ne soit pas trop polémqiue? Existe-t-il un jeu qui ne consiste pas à vaincre les autres? Et pourrions-nous aller nager ensemble sans que de mauvais souvenirs refassent surface? Mes craintes sont totalement infondées. C'est une soirée réussie. Nous nous côtoyons les uns les autres avec ouverture, respect et intérêt sincère. Et c'est ce qui compte.

La fin du jeûne

Encore deux semaines plus tard. C'est la fin du mois de Ramadan et ma famille et moi sommes invitées par les Hashemi à la fête de de fin du jeûne. Une amitié s'est tissée à la suite de cette entrevue unique en son genre. L'ambiance est festive. Les filles portent de longues robes brodées de fils d'or et de perles, les garçons un Kurta traditionnel (chemise en coton descendant jusqu'aux genoux) et le pantalon assorti. Ils ont même une robe afghane traditionnelle pour moi. Elle est noire avec une broderie colorée et faite à la main sur la poitrine. Elle tombe doucement et agréablement sur mon corps. Finalement, j'ai un voile ample. Quand je me regarde dans le miroir, je me reconnais à peine. Les vêtements font les gens. Seuls mes cheveux blonds trahissent mon origine.

L'appartement de la famille bourdonne comme une ruche. Un grand linge est étalé sur le sol, des assiettes et des bols sont transportés puis servis. Ça sent délicieusement les épices exotiques et les saveurs orientales. A côté des bols de riz et de pains plats, il y a des plats à base de lentilles, du gombo, des morceaux de viande à la sauce tomate, des aubergines au yaourt et d'autres plats dont je ne peux prononcer le nom. Nous nous asseyons jambes croisées sur le sol et mangeons avec nos mains. Comme boisson, il y a Dugh, un yaourt afghan au concombre. Ce qui est normal pour Hashemis devient maintenant, pour ma famille et moi, étrange, nouveau, différent. Et nous en profitons pleinement!

Après le dîner, on danse! On se tient par la main, on applaudit et on s'encourage. Impossible de rester immobile en écoutant de la musique afghane. On danse jusqu'à être essoufflés. C'est là que se mesure la joie de vivre!

La famille Hashemi a parcouru un long chemin. Néanmoins, j'ai rarement rencontré des gens aussi joyeux, aussi joyeux qu'eux ! Leur ouverture et leur générosité m'ont profondément impressionné et le fait d'être avec eux a été un grand enrichissement.