Cette synthèse, intitulée Europe’s sinking shame: The failure to save refugees and migrants at sea, fournit des témoignages de rescapés de ces naufrages. Elle revient en détail sur les défis et limites des opérations de recherche et de sauvetage actuelles dans le centre de la Méditerranée, et propose des moyens de remédier à la situation. Elle demande en outre le lancement immédiat d’une opération humanitaire pour sauver des vies en mer, qui soit dotée de suffisamment de navires, d’aéronefs et d’autres ressources afin de patrouiller dans les zones où des vies sont en danger.
«Les dirigeants européens se rassemblant à Bruxelles se voient donner l’occasion historique de mettre fin à cette tragédie humanitaire qui prend des proportions colossales», a déclaré John Dalhuisen, directeur du programme Europe et Asie centrale d’Amnesty International.
Changement de cap de l’UE ?
Lundi 20 avril 2015, rompant avec ce qui avait été sa politique jusque-là, l’Union européenne s’est engagée à renforcer les capacités en matière de recherche et de sauvetage. Les États membres doivent désormais traduire ces promesses en actes.
La synthèse d’Amnesty International montre que la décision d’abandonner Mare Nostrum, l’opération humanitaire de la marine italienne, fin 2014, a contribué à une très forte augmentation du nombre de morts de migrants et de réfugiés en mer. Si les chiffres des derniers naufrages sont confirmés, quelque mille sept cent personnes auront péri cette année, soit cent fois plus qu’au cours de la même période en 2014.
Augmentation des morts depuis l'arrêt de Mare Nostrum
Le mythe selon lequel Mare Nostrum a agi comme un «facteur d’appel» est par ailleurs infirmé par des chiffres qui montrent que le nombre de réfugiés et de migrants essayant de rejoindre l’Europe par la mer a augmenté depuis la fin de l’opération. En effet, les premiers mois de 2015 ont été marqués par l’afflux d’un nombre record de réfugiés et migrants tentant de rallier l’Europe par la mer ; quelque vingt-quatre mille personnes ont atteint l’Italie par ce biais.
Les lacunes de Triton
Après la fin de Mare Nostrum, les gouvernements européens ont chargé Frontex, l’agence de protection des frontières de l’UE, d’établir l’opération Triton. Triton n’est pas une opération de recherche et de sauvetage. Contrairement aux navires de Mare Nostrum, dont le rayon d’action s’étendait jusqu’à environ 100 miles nautiques (185 km) du sud de Lampedusa, Triton effectue des patrouilles frontalières à 30 miles nautiques (55 km) des côtes italiennes et maltaises, loin des zones où la grande majorité des navires se trouvent en difficulté.
Frontex elle-même a admis que ses ressources sont « adaptées à son mandat, qui consiste à contrôler les frontières de l’UE, pas à surveiller les 2,5 millions de km² de la Méditerranée.» Au lieu de cela, la responsabilité des opérations de recherche et de sauvetage échoit en grande partie à la flotte des garde-côtes. L’amiral Giovanni Pettorino, chef des centres de coordination de sauvetage en mer de la garde côtière italienne, a déclaré à Amnesty International que ses navires «ne seront pas en mesure de tous les récupérer, si nous restons les seuls à y aller.»
Les navires marchands jouent en outre un rôle important dans les opérations de sauvetage actuelles bien qu’ils ne soient pas conçus, équipés ni formés pour les sauvetages en mer. Malgré les efforts de tous ces acteurs, et le fait qu’ils aient sauvé des milliers de vies cette année, on ne peut leur demander de faire face à la magnitude de la crise humanitaire actuelle.
Des noyades évitables
Le 18 avril 2015, selon certaines estimations, plus de huit cent migrants et réfugiés sont morts noyés lors d’une tentative de sauvetage par un navire marchand. D’après les garde-côtes, le bateau a chaviré lorsque les passagers se sont précipités d’un côté. Cela fait écho aux témoignages de rescapés d’autres tragédies figurant dans la synthèse d’Amnesty International.
Mohammad, un Palestinien de vingt-cinq ans venu du Liban, a décrit comment, le 4 mars 2015, le bateau à bord duquel il se trouvait avec cent cinquante personnes a chaviré lorsqu’un grand remorqueur s’est approché pour leur porter assistance. «Ils ont jeté une échelle en corde [...] Beaucoup ont essayé de monter et le bateau a chaviré [...] Je suis tombé à l’eau [...] Immirdan, une Syrienne, est morte avec son fils d’un an.»
Situation intenable
Comme l’industrie du transport maritime l’a reconnu, les sauvetages de grande ampleur par des vaisseaux marchands comporte de nombreux risques supplémentaires, soulignant la nécessité d’une opération humanitaire professionnelle.
Le 31 mars 2015, les représentants des principales associations européennes et mondiales de l’industrie du transport maritime et des grands syndicats de marins ont qualifié d’«intenable» la situation actuelle et demandé aux États d’augmenter les ressources et le soutien alloués aux opérations de recherche et de sauvetage. Dans un communiqué conjoint, ils ont déclaré : «[I]l est inacceptable que la communauté internationale se repose de plus en plus sur les navires marchands et les marins pour effectuer des sauvetages de grande ampleur dont le nombre se multiplie.»
Morts d'hypothermie à bord des bateaux de patrouille
Le 8 février 2015, à la suite d’un appel de détresse, des garde-côtes italiens ont bravé la haute mer et des températures glaciales pour porter secours à cent cinq personnes se trouvant à bord d’un bateau pneumatique surpeuplé. Ce dernier faisait partie d’un groupe de quatre embarcations ayant quitté la Libye la veille et rencontré des difficultés. En tout, plus de trois cent trente réfugiés et migrants sont morts ce jour-là. Outre deux navires marchands qui se trouvaient à proximité, seuls les garde-côtes italiens étaient disponibles pour les aider.
Cependant, les équipements présents à bord de leurs deux bateaux de patrouille ouverts à tous les vents se sont avérés insuffisants pour réchauffer et abriter les personnes secourues, et vingt-neuf d’entre elles sont mortes d’hypothermie à bord. Salvatore Caputo, infirmier à bord d’un des bateaux des garde-côtes, a déclaré à Amnesty International : «Pour les garder au chaud, nous les faisions entrer dans la cabine à tour de rôle, mais c’était très difficile [...] J’étais en rage : les sauver pour ensuite les voir mourir comme ça...»
Mettre en place une opération de sauvetage
Massimiliano Lauretti, capitaine de la marine italienne, a déclaré à Amnesty International qu’une opération humanitaire pouvait être organisée en quelques jours si un ordre en ce sens était reçu. «La marine italienne se tient prête. Nos procédures sont rodées. Nous avons de l’expérience dans ce domaine. Si on nous le demande, nous pouvons relancer une opération humanitaire dans un délai très court, entre 48 et 72 heures, à peu de choses près.»
Amnesty International appelle l’ensemble des chefs d'État et de gouvernement européens assistant au sommet jeudi 23 avril 2015 de mettre immédiatement sur pied une véritable opération afin de sauver des vies en mer. Ils doivent autoriser le déploiement immédiat de ressources navales et aériennes suffisantes le long des principaux itinéraires de migration afin de secourir les bateaux en difficulté. En attendant que tout cela soit mis en place, les gouvernements européens doivent fournir de toute urgence à l’Italie et à Malte le soutien financier et logistique requis pour renforcer leurs capacités de recherche et de sauvetage.
«L’opportunisme politique a mené à l’idée fausse que ne rien faire mettrait fin à l’afflux de personnes. Les événements récents ont montré que cela ne saurait être plus éloigné de la vérité, et que cette position a des conséquences catastrophique», a déclaré John Dalhuisen. «Jeudi 23 avril, les dirigeants européens peuvent enfin prendre des mesures concrètes. Ils n’auront plus d’excuses pour s’abstenir d’empêcher de nouveaux décès.»
Revendications à la Suisse :
La Section suisse d’Amnesty International a formulé les revendications suivantes dans une lettre adressée à la Présidente de la Confédération Simonetta Sommaruga :
- Engagement en faveur de la mise en place d’un système humanitaire de recherche et de sauvetage en Méditerranée, coordonné par tous les pays européens.
- Contribution financière de la Suisse pour garantir aux réfugiés et migrants en détresse dans les zones internationales de la Méditerranée les secours dont ils besoin.
- Plus grande solidarité de la Suisse envers les pays pauvres du Sud et des Balkans dans le cadre du système de Dublin, qui ne peut survivre que s’il est soutenu par le principe de solidarité.
- Œuvrer à l’ouverture de routes sûres et légales vers l’Europe et la Suisse, notamment par un assouplissement des conditions d’octroi de visas, l’augmentation des contingents de réfugiés et l’élargissement du regroupement familial.
- Mandater le Secrétariat d’Etat aux migrations pour fournir un travail intensif d’information, afin d’empêcher des attitudes de rejet de la part de la population suisse.
Complément d’information :
Une réunion d’urgence du Conseil européen, à laquelle participeront les chefs de gouvernement de l’UE, aura lieu jeudi 23 avril à Bruxelles.
Lundi 20 avril 2015, les ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères de l’UE se sont réunis au Luxembourg et ont annoncé un plan d’action en dix points sur les migrations. Ce plan reconnaît enfin la nécessité de remédier de toute urgence aux échecs en matière de recherche et de sauvetage.
S’il s’agit là d’une rupture encourageante avec la politique de déni et le discours creux qui prévalaient auparavant, Amnesty International prévient toutefois qu’il faudra faire attention aux détails. L’étendue du rayon d’action, les ressources mises à disposition pour les opérations de recherche et de sauvetage et le moment où elles le seront sont autant d’éléments cruciaux pour déterminer si des vies seront sauvées.
Communiqué de presse publié le 22 avril 2015, Londres - Genève.
Contact du service de presse