À la suite de cette tragédie qui a coûté la vie à plus de trois cents personnes, une équipe de chercheurs d'Amnesty International a recueilli les propos de rescapés, de garde-côtes italiens et de représentants des autorités, à Rome et à Lampedusa.
Opération de sauvetage dangereuse
Lorsque l'appel de détresse a été reçu dimanche 8 février 2015, le principal navire utilisé dans le cadre de l'opération Triton, pour la surveillance des frontières de l'UE, était à quai pour entretien à des centaines de kilomètres, à Malte. Les grands navires militaires employés par Mare Nostrum, l'ancienne opération italienne de recherche et de sauvetage, n'étaient pas non plus utilisables et étaient en outre amarrés encore plus loin, en Sicile.
«Les garde-côtes italiens ont réagi de manière admirable et avec un courage exceptionnel à l'appel de détresse, consacrant de longues heures au sauvetage alors que les conditions en mer étaient incroyablement dangereuses. Il est impossible de savoir combien de vies ils auraient pu sauver avec des ressources plus étendues, mais le nombre de victimes serait certainement moins élevé», a déclaré Matteo de Bellis, chargé d'action sur l'Italie à Amnesty International, qui vient de rentrer de Lampedusa.
La crise en Libye incite les migrants à prendre la mer
«De très nombreux réfugiés et migrants continueront à mourir en mer si le vide laissé par l'opération italienne de recherche et de sauvetage Mare Nostrum n'est pas comblé.»
Les départs de réfugiés et de migrants ont brusquement augmenté au cours du weekend et cela continuera à mesure que la Libye s'enfoncera dans la violence. Les garde-côtes italiens ont confirmé que des navires des autorités italiennes et de la marine marchande ont porté secours à plus de 2 800 personnes en tout, dans au moins dix-huit bateaux entre vendredi 13 et dimanche 15 février 2015. Pour le seul dimanche 15 février, 2 225 passagers d'une douzaine de bateaux ont été secourus.
Les tragédies se multiplient
Cela survient à peine une semaine après la mort d'au moins trois cents personnes en mer alors que quatre bateaux tentaient d'effectuer la traversée entre la Libye et l'Italie par temps orageux. Des délégués d'Amnesty International se sont entretenus avec certains des rescapés de cette tragédie.
Selon les témoignages des rescapés, quatre cents migrants en tout, pour la plupart des hommes jeunes originaires d'Afrique de l'Ouest, tentaient de traverser la Méditerranée depuis la Libye à bord de quatre bateaux, lorsqu'ils ont rencontré des difficultés dimanche 8 février 2015.
Traversée extrêmement dangereuse
Des passeurs les avaient gardés près de Tripoli en attendant le jour de la traversée, après leur avoir fait payer l'équivalent de six cents cinquante euros. Dans la soirée de samedi 7 février, les passeurs, armés, ont conduit les migrants dans la ville portuaire libyenne de Garabouli, à 40 km à l'ouest de Tripoli, et les ont fait monter à bord de quatre grands canots gonflables.
Tôt le lendemain, lorsque les bateaux sont partis à la dérive dans la Méditerranée au nord de la Libye, il était clair qu'ils étaient en grave danger.
Appel de détresse
Des garde-côtes italiens ont dit à Amnesty International qu'ils avaient reçu un appel à l'aide par téléphone satellitaire en début d'après-midi le 8 février, depuis une zone située à 120 miles nautiques (222 km) au sud de Lampedusa et 40 miles nautiques (74 km) au nord de la Libye. L'appel était en grande partie inintelligible mais les fonctionnaires sont arrivés à distinguer les mots «dangereux, dangereux» en anglais.
Les gardes-côtes ont souligné que, compte tenu des circonstances, les migrants se dirigeaient vers une mort quasi certaine. Les prévisions météorologiques dans ce secteur de la Méditerranée étaient mauvaises pour la semaine toute entière. Les bateaux étaient propulsés par des petits moteurs hors-bord, et les passeurs n'avaient semble-t-il pas fourni suffisamment de carburant pour le trajet.
Morts d'hypothermie
Selon les témoignages de certains rescapés, plus de trois cents personnes ont péri. Les migrants, dont beaucoup étaient légèrement vêtus, ont été exposés à des conditions météorologiques extrêmes pendant près de deux jours, et notamment à des températures proches de zéro, à la pluie et même à de la grêle tandis que les bateaux étaient parfois ballotés sur des vagues faisant jusqu'à huit mètres de haut.
Les garde-côtes italiens intervenus en premier sont parvenus à secourir cent cinq passagers d'un des bateaux, le 8 février à 21 heures, mais vingt-neuf de ces personnes sont mortes d'hypothermie et d'autres causes après le sauvetage. Deux navires marchands se trouvant à proximité ont secouru neuf autres survivants sur deux autres bateaux. Les rescapés ont confirmé qu'il y avait quatre canots en tout, numérotés de un à quatre. L'un des quatre n'a toujours pas reparu.
A chaque vague, des passagers emportés
Amnesty International a parlé à Ibrahim, un jeune homme de vingt-quatre ans originaire du Mali qui était l'un des deux seuls rescapés de son canot :
«Dimanche [vers 19 heures], le bateau a commencé à se dégonfler et à se remplir d'eau. Des gens sont tombés dans la mer. À chaque vague, deux ou trois passagers étaient emportés.
L'avant du bateau se soulevait, alors des gens se trouvant à l'arrière tombaient à l'eau. À ce stade-là, à peine une trentaine de passagers se trouvaient encore dans le bateau. Un côté du bateau [...] flottait encore [...] et [nous nous agrippions à une corde car nous avions] de l'eau jusqu'au ventre. [Au bout d'un moment] nous n'étions plus que quatre. Nous avons continué à nous accrocher, ensemble, toute la nuit. Il pleuvait. Au lever du soleil, deux ont disparu. Pendant la matinée, nous avons vu un hélicoptère. Il y avait une chemise rouge dans l'eau ; je l'ai agitée pour qu'ils me voient. Ils ont lancé un petit bateau gonflable, mais je n'avais pas l'énergie nécessaire pour l'atteindre. Alors nous sommes restés, en nous cramponnant. Un demi-heure plus tard, un cargo est arrivé. Ils ont jeté une corde pour que nous montions à bord. Il était environ 15 heures [lundi 9 février].»
Corps emportés avec le canot
Lamin, lui aussi originaire du Mali, était à bord de l'autre canot approché par un navire marchand :
«Nous étions cent sept [à bord]. En haute mer, les vagues jetaient le bateau vers le haut et vers le bas. Tout le monde avait peur. J'ai vu trois passagers tomber à l'eau. Personne ne pouvait aider. Ils essayaient de s'accrocher au bateau mais n'y arrivaient pas. Et puis beaucoup d'autres personnes sont mortes, peut-être en raison du manque d'eau et de nourriture. C'est impossible pour moi de dire combien sont mortes. Quand un gros navire marchand est venu nous secourir, nous n'étions plus que sept.
Nos sauveteurs ont lancé une corde et nous ont fait monter à bord. Pendant le sauvetage, [notre] bateau s'est plié en deux et a coulé, emportant tous les corps.»
Opération de secours
Les garde-côtes italiens ont répondu à un appel de détresse le 8 février 2015 en envoyant un aéronef de recherche et quatre bateaux de patrouille - dont deux ont été dépêchés immédiatement, suivis par deux autres après que l'un des deux premiers bateaux a eu des problèmes de moteur.
Le responsable du centre des opérations de sauvetage des garde-côtes italiens a reconnu avec franchise que les ressources à leur disposition étaient limitées : «Pouvez-vous imaginer ce que cela signifie de couvrir cette distance avec un bateau de dix-huit mètres au milieu de vagues hautes de huit ou neuf mètres ? Nous craignions pour la vie des membres de notre équipage [...] Lorsque les traversées reprendront après l'hiver, nous ne serons pas en mesure de les récupérer tous, si nous restons les seuls à y aller.»
Il est urgent d'agir
Les résidents et responsables de Lampedusa sont sous le choc après la dernière d'une longue série de tragédies survenues en mer près de leur île. Le maire Giusi Nicolinini a déclaré à Amnesty International : «Lorsque les morts arrivent, on se sent vaincu. On se demande pourquoi rien ne change jamais. L'Europe est complètement absente - on n'a pas besoin d'être un expert de la politique pour le comprendre.»
Amnesty International engage les pays de l'UE à procéder à des opérations de recherche et de sauvetage qui soient collectives et concertées le long des itinéraires empruntés par les migrants, au moins au même niveau que ce qu'accomplissait Mare Nostrum. En attendant, l'organisation exhorte l'Italie à doter les services concernés de ressources d'urgence supplémentaires jusqu'à ce que cela se concrétise.
Communiqué de presse publié le 17 février 2015, Londres - Genève.
Contact du service de presse