«Le Tribunal fédéral a rendu un jugement qui a valeur de précédent», a déclaré Denise Graf, coordinatrice asile à Amnesty International Suisse. «Il n’y aura plus en Suisse, espérons-le, de détention Dublin avec séparation des enfants de leurs parents dans le but d’expulser une famille. Une mesure aussi drastique n’est légale qu’en dernier ressort, quand toutes les autres mesures, par exemple le placement dans un logement commun, se révèlent impossibles.»
«La détention pendant trois semaines des parents et le placement en foyer de trois de leurs enfants, assortis d'une interdiction partielle de contact, étaient manifestement contraires au droit», a déclaré l'avocat de la famille, Guido Ehrler. «Le canton de Zoug a par ailleurs échappé de justesse à une réprimande en vertu de l’article 3 de la CEDH pour traitement inhumain et dégradant.»
Expulsion avec des méthodes grossières
Le couple afghan et ses enfants étaient arrivés en Suisse en 2016, où vivaient déjà d’autres membres de la famille. Venant de Russie, ils sont entrés en Europe par la Norvège où ils ont demandé l'asile. Le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) a jugé que la Norvège était responsable de leur procédure d’asile et ordonné leur expulsion.
Parce que la mère refusait de retourner volontairement en Norvège, d’où elle craignait d’être expulsée vers l’Afghanistan, la police zougoise a arrêté le couple et les enfants le 3 octobre. Les autorités avaient trompé la famille en leur faisant croire à un déménagement du centre pour requérants d’asile vers un appartement, c’est pourquoi la famille composée des parents, de trois enfants âgés de 3, 6 et 8 ans et d’un nourrisson de 4 mois, avait préparé ses bagages. Après une nuit dans une prison de Zoug, le lendemain à quatre heures du matin, ils ont été amenés à l'aéroport de Zurich, d’où ils devaient prendre un vol pour Oslo. Comme les autorités n’avaient pas remis à la famille tous les documents d'identité des enfants, le père a refusé de monter dans l'avion.
Les autorités zougoises ont employé alors la manière forte, ce qui, selon le Tribunal fédéral, «a été à la limite d’un traitement inhumain et dégradant en vertu de l’article 3 de la CEDH».
Les alternatives n’ont pas été considérées
L'Office des migrations de Zoug a placé la mère et son enfant de quatre mois d’une part et le père d’autre part dans deux prisons administratives distinctes. Avec la coopération de l’autorité de protection de l’enfant et de l’adulte (APEA), les autres enfants ont quant à eux été placés en foyer. Une solution alternative à l'incarcération des parents et à la séparation des enfants n'a aucunement été examinée par les autorités zougoises, comme le fait remarquer le Tribunal fédéral dans son jugement. Le 25 octobre, la famille a finalement été expulsée en Norvège par un vol spécial.
Le jugement a valeur contraignante pour tous les cantons
Le jugement rendu par le Tribunal fédéral a valeur contraignante pour tous les cantons. Les familles ne devraient être séparées dans le cadre de l'exécution des accords de Dublin qu’en dernier recours et après une évaluation sérieuse de toutes les autres possibilités. Les autorités en charge de la migration et de la protection de l'enfance doivent aussi faire tout leur possible pour protéger les droits des enfants et le respect de la vie familiale en Suisse.
«Dans l’affaire zougoise, la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant a été doublement violée.» - Denise Graf.
«Dans l’affaire zougoise, l’autorité de protection de l’enfant et de l’adulte (APEA) a autorisé le placement des enfants dans deux foyers successifs et sans nommer de curateur, violant en cela doublement la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant», a précisé Denise Graf.
Au moment de l’exécution des renvois, le SEM doit également veiller à ce que tous les documents présentés par les candidats dans le cadre de leur procédure arrivent à temps aux autorités cantonales compétentes. C’est un droit de tous les demandeurs d'asile d’obtenir l’ensemble des pièces d’identité qu’ils ont remises aux autorités dans le cadre de leur procédure. La famille doit en outre être dédommagée de manière adéquate suite aux manquements des autorités zougoises.
Contre l'application aveugle du règlement Dublin
«L'affaire montre à quel point les méthodes utilisées lors des renvois sont aujourd’hui drastiques.» - Denise Graf
«L'affaire montre à quel point les méthodes utilisées lors des renvois sont aujourd’hui drastiques. Le règlement Dublin est appliqué de manière beaucoup trop stricte», a déclaré Denise Graf. La Suisse aurait pu entrer en matière sur cette demande d’asile pour des raisons humanitaires. De fait, la mère de la requérante d'asile, son frère et sa sœur et plusieurs autres membres de la famille (oncles, tantes, cousins, cousines) résident en Suisse, et la plupart d'entre eux ont déjà la nationalité suisse.
Dans un appel national lancé de pair avec Solidarité Tattes, Collectif R, Solidarité sans frontières, Droit de rester et l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés, Amnesty International demande au Conseil fédéral que la Suisse se saisisse davantage des demandes d’asile Dublin s’il s’agit de cas de rigueur et/ou pour des raisons humanitaires.
Les expulsions Dublin doivent être évitées si les demandeurs d'asile ont à leur charge de jeunes enfants ou des enfants scolarisés, s’ils ont des membres de la famille qui vivent déjà en Suisse ou si la prise en charge médicale à l'étranger est insuffisante. Les autorités cantonales doivent également respecter le droit international, en particulier la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant.
La Suisse est le pays qui expulse le plus de demandeurs d’asile en vertu des accords de Dublin. Au cours des 8 dernières années (de début 2009 à fin 2016), elle a renvoyé 25'728 personnes dans un autre pays européen, ce qui représente 13,6 pour cent de tous les demandeurs d'asile qui ont déposé une demande en Suisse. En comparaison, ce pourcentage est seulement de trois pour cent en Allemagne.