AMNESTY: Confier la caméra aux premier·e·s concerné·e·s, ici un migrant, c’était votre première expérience de ce type ?
Estephan Wagner: Oui, c’était la première fois. Nous n’avons pas pris une seule image, un seul cadrage nous-mêmes. Quand nous avons décidé avec Moritz Siebert de faire un film sur le sujet, nous étions pleinement conscients de ne pas être les premiers à nous intéresser à ce sujet. Mais nous avons réalisé que la plupart des travaux étaient produits depuis la position de ceux qui ont du pouvoir et regardent d’en haut ceux qui n’en ont pas. Nous voulions créer un film différent, non pas sur eux, ni même avec eux, mais nous voulions leur donner une chance de nous parler. Et ça a marché : les retours du public sont très positifs, et le film continue à recevoir des prix et à être nominé, un an et demi après sa sortie.
Le film révèle un vrai talent de narration chez Abou Bakar Sidibé. Comment avez-vous trouvé la bonne personne pour cette expérience ?
Nous sommes entrés en contact avec un photojournaliste local qui connaissait bien les personnes qui campaient sur la colline du Gourougou. Il a fallu du temps pour entrer en relation et établir la confiance. Au début, nous avons confié des caméras à plusieurs personnes. Mais avec Abou, une relation spéciale s’est instaurée. En plus, il était là depuis plus d’une année, il connaissait tout le monde, ce qui avait son importance, car ainsi ceux qui ne souhaitaient pas être filmés se sentaient libres de le lui dire. Ensuite, ce qui a été décisif, ce sont les séquences qu’il a commencées à filmer. Techniquement, il ne connaissait rien à la prise d’images : il filmait à la verticale, zoomait trop, etc. Mais ce n’était que de la technique, la poésie, elle, était là. En voyant cela, nous avons décidé de nous concentrer sur lui. Par la suite, nous avons réalisé qu’il était plus qu’un preneur d’images : il était l’un des réalisateurs. C’est pourquoi nous avons inscrit son nom aux côtés des nôtres, et nous partageons aussi tous les revenus équitablement.
«Nous voulions leur donner une chance de nous parler.»
- Estephan Wagner, co-réalisateur du documentaire «Les Sauteurs»
Avez-vous réalisé le montage à trois également ?
Abou Bakar Sidibè y a participé d’une certaine manière, mais à ce moment-là il se déplaçait en Europe. Le montage est donc surtout de mon fait, évidemment en étroite discussion avec Moritz Siebert puisque nous avons co-réalisé ce projet. Par moments, nous avons également voyagé pour retrouver Abou, lui montrer les séquences et avoir son retour. C’était très constructif.
À la fin, Abou Bakar Sidibé réussit à passer la barrière, l’a-t-il fait avec la caméra ?
Non. D’abord car il avait besoin de ses mains pour l’escalader. Ensuite, beaucoup sont arrêtés lorsqu’ils essaient de passer. Or, la découverte d’une caméra sur lui en cas d’arrestation aurait pu lui causer des problèmes. Les images du moment où il arrive en Espagne ont été prises par le photojournaliste, qui était de l’autre côté. C’est le seul moment du film où ce n’est pas Abou qui tourne.
Qu’est devenu depuis Abou Bakar Sidibé, le film lui a-t-il donné envie de poursuivre dans cette voie ?
Il vit maintenant en Allemagne dans un centre d’accueil de requérants d’asile. Je sais qu’il a pris des images sur sa vie en Allemagne, mais je ne sais pas si cela aboutira sur un film. Pour le moment, il participe à de nombreuses présentations du film en Allemagne, dans des festivals, des écoles, etc. Mais il ne peut pas sortir du pays à cause de son statut. Il y a un vif contraste entre la réception très positive dont il fait l’expérience autour du film et l’incertitude qu’il vit comme requérant d’asile.
Les Sauteurs, Moritz Siebert, Estephan Wagner et Abou Bakar Sidibé, 2016, 80 minutes.