© Amnesty International, Suisse
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5 raisons pour un changement radical de pratique La Suisse doit davantage appliquer la clause de souveraineté du règlement Dublin

19 juin 2017
Vue d'ensemble

Que sont le règlement Dublin et la clause de souveraineté?
Quel est l’usage de cette clause en Suisse?
Pourquoi la Suisse doit davantage utiliser la clause de souveraineté?

1. La Suisse n’est pas submergée de demandes d’asile
2. En comparaison internationale, la Suisse est le pays qui applique le plus strictement le règlement Dublin
3. La pratique de la Suisse est incohérente et coûteuse sur le plan humain et financier: on prend d’une main et on renvoie de l’autre
4. Les autorités suisses ne tiennent pas suffisamment compte de la situation individuelle des réfugié·e·s
5. La Suisse bafoue les droits humains en appliquant strictement et de manière expéditive le règlement Dublin

Que sont le règlement Dublin et la clause de souveraineté?

Au coeur du régime d’asile européen, le règlement Dublin détermine l’Etat responsable de traiter une demande d’asile. Dans la majorité des cas, cette responsabilité revient au pays de première entrée en Europe. Pourtant, le règlement Dublin contient une «clause discrétionnaire», communément appelée «clause de souveraineté» qui stipule: «chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement.» (Art 17, al.1, Règlement Dublin III). Le règlement mentionne en outre dans son préambule les motifs qui pourraient amener un pays à faire usage de cette clause: «Il importe que tout État membre puisse déroger aux critères de responsabilité, notamment pour des motifs humanitaires et de compassion».

Quel est l’usage de cette clause en Suisse?

Entre le 1er janvier 2014 et le 30 novembre 2016, la Suisse est entrée en matière sur des demandes dont l'examen ne lui incombait pas (application de la clause discrétionnaire) pour 4790 personnes. Il n’existe aucune statistique sur les motifs ayant justifié cette entrée en matière ni sur le profil des personnes concernées. La pratique du Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) est donc totalement opaque. Les critères qui mènent à l’application de la clause discrétionnaire ne sont pas transparents. En comparaison, durant la même période, 46'575 personnes sont entrées dans la procédure Dublin. Sur 10 personnes entrant dans la procédure Dublin, les autorités suisses activent donc la clause de souveraineté pour une seule d’entre elles seulement.

Bénéficiaires de la clause de souveraineté entre 2014 et 2016

 

Pourquoi la Suisse doit davantage utiliser la clause de souveraineté?

1. La Suisse n’est pas submergée de demandes d’asile

En 2016, la Suisse n’a reçu que le 2% des demandes d’asile déposées en Europe. Ce chiffre n’a cessé de baisser ces dernières années, passant de 4,8% en 2013 à 2% en 2016. Durant les 5 dernières années, le nombre de demandes d’asile déposées en Suisse est resté relativement stable, oscillant entre 20'000 et 30'000 demandes par année. Seule l’année 2015 s’est achevée sur un chiffre plus élevé (39'523 demandes d’asile) en raison des conflits armés en Syrie et en Irak. Suite à l’accord migratoire entre l’Europe et la Turquie et la fermeture de la route des balkans début 2016, le nombre de demandes d’asile déposées en Suisse a chuté en 2016 (27'207 demandes) et devrait encore diminuer en 2017 (24'500 demandes selon les estimations du SEM). Actuellement, le nombre de personnes relevant du domaine de l’asile (y compris les personnes au bénéfice d’un permis B ou C) représente 1,4% de la population suisse.

Part des demandes d'asile déposées en Suisse par rapport à toute l'Europe

2. En comparaison internationale, la Suisse est le pays qui applique le plus strictement le règlement Dublin

La Suisse est le pays européen qui profite le plus du système Dublin. Entre 2009 et 2016, notre pays a renvoyé 25’898 personnes vers un autre Etat européen, alors qu’il en a accueillies en retour seulement 4’443.

La Suisse renvoie beaucoup plus de personnes qu'elle n'en accueille (2009-2016)

En 2016, la Suisse se retrouve à la tête des pays bénéficiaires du système Dublin. Tandis qu’elle a transféré 3'750 personnes vers d’autres pays européens, elle en a admis 469. L’Allemagne et la Suède ont devancé la Suisse en ce qui concerne le nombre de renvois Dublin l’année passée, mais en parallèle, ces deux pays ont également accepté d’accueillir beaucoup de réfugié·e·s en provenance d’autres pays européens. L’Allemagne a ainsi renvoyé 3'968 personnes, mais elle en a accueilli 12'091 dans le cadre du système Dublin. Quant à la Suède, elle a transféré 5244 personnes et en a admis 3'306. Le graphique ci-dessous montre le «bilan» Dublin pour l’année 2016 (le nombre de personnes admises moins nombre de personnes renvoyées). Les chiffres positifs signifient que les pays concernés ont admis plus de personnes qu’ils n’en ont renvoyés: c’est le cas de l’Allemagne, devant l’Italie, la Pologne, l’Espagne, la Bulgarie et la Hongrie. Les chiffres négatifs révèlent au contraire quels sont les pays qui ont profité du système Dublin, c’est-à-dire qui ont renvoyé plus de personnes qu’ils n’en ont accueillies. Il s’agit d’abord de la Suisse, suivie de l’Autriche, de la Suède et de la Grèce.

 Le bilan concerne le nombre de personnes accueillies moins le nombre de personnes renvoyées. Exemple : L’Allemagne a accueilli 12'091 personnes et elle en a renvoyé 3'968. Elle a donc un bilan (ou solde positif) de 8’123 personnes. Les chiffres négatifs révèlent quels sont les pays qui ont renvoyé plus de personnes qu’ils n’en ont accueillies.

3. La pratique de la Suisse est incohérente et coûteuse sur le plan humain et financier: on prend d’une main et on renvoie de l’autre

Durant l’année 2016 et jusqu’à fin mai 2017, la Suisse a renvoyé 1977 personnes vers l’Italie. Durant la même période, elle n’a accueilli que 14 personnes depuis ce pays dans le cadre du système Dublin. Pourtant, en automne 2015, le Conseil fédéral a accepté de participer au premier programme européen de répartition des demandeuses et demandeurs d’asile arrivé·e·s sur notre continent, promettant notamment de prendre 900 personnes depuis l’Italie et 600 personnes depuis la Grèce pour soulager ces deux pays. Fin mai 2017, le SEM annonçait que 605 personnes avaient déjà rejoint la Suisse depuis l’Italie. Globalement, la Suisse a donc renvoyé trois fois plus de personnes qu’elle n’en a acceptées pour soulager l’Italie !

Renvois vers l'Italie et admissions depuis l'Italie: 2016 – fin mai 2017

Cette politique est totalement incohérente. Selon la cheffe du Département fédéral de justice et police (DFJP), Madame Simonetta Sommaruga, «La Suisse s'est toujours montrée prête à s'engager de manière solidaire» (Tribune de Genève, 13 octobre 2016). Les chiffres révèlent pourtant le contraire… Cette politique implique des coûts humains et financiers élevés: au lieu de permettre à des personnes vulnérables ou ayant des proches en Suisse de rester dans notre pays, on mobilise des ressources pour les déraciner et les renvoyer en Italie et pour en accepter d’autres en provenance de ce pays, qui n’ont peut-être aucun lien avec la Suisse… 

4. Les autorités suisses ne tiennent pas suffisamment compte de la situation individuelle des réfugié·e·s

Amnesty International constate fréquemment des lacunes dans les analyses sur lesquelles le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) et le Tribunal administratif fédéral fondent leurs décisions. Les circonstances individuelles des demandeuses et demandeurs d’asile ne sont pas suffisamment prises en compte. Cela conduit à des décisions violant les droits humains fondamentaux des demandeuses et demandeurs d’asile, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de personnes vulnérables. La seule présomption du respect par le pays de destination de ses obligations internationales est notamment insuffisante. A titre d’exemple, le SEM part de l’idée que tout·e requérant·e d’asile a accès aux soins dans l’ensemble des pays Dublin. En réalité, des cas concrets montrent que plusieurs obstacles s’opposent à l’accès immédiat aux soins dans de nombreux pays Dublin, et ceci même dans des Etats comme la Norvège. Les enfants d’une famille afghane renvoyée par les autorités zougoises en Norvège ont attendu trois mois pour être opérés de leurs dents dans ce pays, une opération jugée hyper-urgente par les spécialistes de l’hôpital de l’enfance zurichois. En Italie, les personnes renvoyées sur la base du règlement Dublin doivent attendre le traitement de leur demande d’asile avant de pouvoir accéder aux soins médicaux ordinaires, seul l’accès aux soins d’urgence est garanti dès leur arrivée. 

5. La Suisse bafoue les droits humains en appliquant strictement et de manière expéditive le règlement Dublin

Les droits humains tels que les droits de l’enfant, le droit à l’unité de la famille et à la vie familiale, et le droit aux soins sont bafoués par la Suisse en raison d’une application trop stricte du règlement Dublin. La procédure Dublin est appliquée de manière très expéditive. Par exemple, les personnes concernées ont très peu de temps pour fournir les preuves de leur mariage ou de l’absence de prestations médicales adéquates dans un autre pays. Lorsque les documents de mariage manquent, notamment parce qu’ils ont été égarés durant la fuite, les autorités suisses ne reconnaissent pas l’union entre les époux. Amnesty International est ainsi régulièrement confrontée à des cas choquants de séparations de familles, comme celui d’une maman et de ses deux enfants renvoyés en Italie alors que le père des enfants et concubin de la mère a reçu l’asile en Suisse.

En Italie, principale destination de renvois par la Suisse, la manière dont les personnes vulnérables sont reçues par les autorités demeure très arbitraire.[1] Les conditions d'accueil ne respectent pas les standards légaux et le principe de l'unité de la famille n'est pas assuré. En conséquence, l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés recommande de n’effectuer aucun transfert de personnes vulnérables vers ce pays en l'absence de garanties spécifiques confirmant l’accès à un hébergement, un traitement et un accompagnement adéquats, également à l'issue de la procédure d'asile.[2] L’OSAR a suivi des personnes renvoyées vers l’Italie et a par exemple pu constater que la structure d’accueil qui devait recevoir une famille n’était pas au courant qu’il s’agissait d’une famille et s’était préparée seulement à l’arrivée d’une personne seule. Dans d’autres cas, l’accès aux soins n’a été garanti qu’après l’intervention de l’OSAR , alors qu’il s’agissait de personnes vulnérables. Ces exemples montrent que des informations essentielles sur les besoins spécifiques des personnes transférées par la Suisse en Italie ne sont pas correctement communiquées aux autorités italiennes.

La Suisse a également continué à renvoyer des personnes vers des pays comme la Hongrie, qui bafoue intentionnellement gravement les droits humains des réfugié·e·s, afin de les dissuader de demander l’asile dans le pays. En 2017, la Suisse a renvoyé 10 personnes vers la Hongrie. En avril et en mai, le SEM a soumi 16 requêtes de transferts à la Hongrie, malgré le fait que cet Etat a adopté en mars une mesure visant à interner tout·e requérant·e d’asile (y compris les personnes renvoyées dans le cadre de la procédure Dublin) dans des containers entourés de barbelés tranchants à la frontière hongro-serboise dans des conditions sordides. La plupart des requérant·e·s n’ont aucune chance d’obtenir l’asile en Hongrie. En outre, les mauvais traitements envers les demandeurs et demandeuses d’asile sont fréquents et nombre d’entre eux sont renvoyés vers la Serbie. [3] La Suisse a pourtant l’obligation de  protéger toute personne contre un refoulement dans un pays qui risque de violer ses droits et elle doit également garantir qu’aucune personne n’est soumise à un traitement dégradant et inhumain.


[1] [1]OSAR et  Danish Refugee Council, Is mutual trust enough? - The situation of person with special reception needs upon return to Italy, février 2017, disponible sur: https://www.osar.ch/news/dossiers- medias/italie.html

[2]OSAR, Italie – conditions d'accueil -, Août 2016, disponible sur: https://www.osar.ch/assets/news/2016/160908-sfh-bericht-italien-f.pdf

[3] Amnesty International septembre 2016, rapport Stranded hope: Hungary’s sustained attack on the rights of refugees and migrants