© DR
© DR

Initiative pour l'inclusion / Portraits Un pianiste qui suit son chemin

Par Kim Pittet, 8 mars 2024
Alexander Wyssman perd la vue suite à un accident militaire. C’est alors qu’il découvre le piano. Dans cet entretien, le pianiste de jazz bernois raconte comment il est resté fidèle à sa passion pour la musique malgré les obstacles.

De tous les instruments, c'est le piano qui l'a le plus séduit. Alexander Wyssmann pourrait parler pendant des heures de sa passion, qui a fait de lui un musicien reconnu. Pourtant, il semblait destiné à une carrière totalement différente. Alors que son frère est considéré comme l’intellectuel de la famille, Alexander travaille pour l’entreprise paternelle de construction. « J'ai beaucoup aimé ce travail. A l’époque, il était clair que je reprendrais un jour l'entreprise », explique-t-il. Mais un accident survenu au cours de son service militaire anéantit ses projets. Une explosion déclenchée trop tôt lui fait perdre la vue et le majeur droit. « J’ai immédiatement perdu la vue de l’œil gauche. Les médecins ont tenté de sauver l'autre œil au cours de plusieurs opérations ». Il passe de longs séjours à l'hôpital - dans l'espoir que les choses s'améliorent. Jusqu'à ce que le jeune homme de 20 ans doive admettre ne plus avoir la force de subir examens et interventions : « J'ai soudainement remarqué que cela ne servait peut-être à rien, que ça tournait en rond.»

Se tourner vers l’avenir

Alexander décide alors se tourner vers l'avenir. Il s’inscrit à l'école normale du campus de Muristalden dans l’idée de commencer des études. Il peut alors réorganiser son temps libre et se découvre une passion pour la musique.

Au campus de Muristalden, il y a un piano. « Avec mes camarades de classe, nous passions des heures à faire de la musique et à improviser après les cours », raconte-t-il. Le futur enseignant commence des cours de piano. À l'époque, il ne sait pas encore qu'il arpentera un jour les scènes de Suisse. Mais une chose est déjà claire : « Je n'ai jamais voulu laisser la cécité entacher ma détermination et entraver ma liberté ».

Il investit dans un piano avec l’argent mis de côté pour s’acheter une voiture. « J'ai attrapé la camarade de classe qui jouait le mieux du piano et nous sommes allés ensemble à Ostermundigen dans un magasin de musique. J'ai acheté le piano le plus cher, un Bösendorfer à queue.».

Alexander se souvient que son professeur de piano l’a soutenu lors de sa première année de cours sur le campus de Muristalden. Mais dès l'année suivante, le professeur met son élève au défi : « J'ai dit que je voulais jouer du jazz. Il m'a demandé d'improviser des morceaux de musique modale. Or, cela exige de grandes connaissances ».

En racontant cette histoire, Wyssmann, qui a aujourd’hui 54 ans, joue des morceaux sur son piano pour illustrer leur complexité. Il les a appris en enregistrant les mélodies sur cassette pendant les cours pour les réécouter chez lui. Il n'a appris la notation musicale pour aveugles que plus tard.

Un parcours du combattant pour l'âme et l'esprit

Après avoir terminé l'école normale, Alexander s'inscrit en 1997 à l'école de jazz de Berne. Son handicap n'a jamais été un problème, même lorsqu'il intègre la Haute École de Musique de Lausanne. Si l'égalité de traitement lui offre, en tant que musicien, une chance d'acquérir une formation solide, elle lui tend aussi un piège : lors d'un examen, les étudiants doivent improviser un modèle d'harmonie. Comme celui-ci doit être joué à partir d'une feuille, on lui accorde 20 minutes d'avance pour apprendre trois morceaux par cœur. Un délai qui n'aurait même pas suffi pour un seul morceau. Il passe donc l'examen sans pouvoir montrer ses capacités. « J'ai dû me présenter à nouveau à l'examen six mois plus tard, uniquement parce que je n'avais pas obtenu les conditions dont j'avais besoin avec mon handicap. », explique-t-il. Pourtant, les mesures compensatoires pour des désavantages de la sorte à l’école sont ancrées dans la loi.

Ce genre d’obsactles pousse Alexander à suspendre ses études pendant une année. « Pendant ce temps d'arrêt, j'étais très préoccupé par moi-même », se souvient-il. Il réalise aujourd’hui qu'à l'époque, il pensait que les personnes handicapées n'avaient pas la même valeur que les personnes dites valides. « Je le croyais parce que ma famille me le faisait comprendre sans le vouloir. Eux-mêmes le pensaient parce qu'ils l'avaient appris dans leur famille ».

Après son année de pause, il retourne à Lausanne pour terminer ses études. Il aurait souhaité être mieux accompagné au long de sa formation – comme il l'a été par l'école pour aveugles de Zollikofen pendant son séjour au campus de Muristalden. « Nous avions d'abord déterminé ensemble ce dont j’avais besoin et adapté les mesures en fonction ». Des changements parfois minimes ont ainsi permis de réduire le nombre d’obstacles. Les enseignants ont par exemple commencé à verbaliser ce qu'ils écrivaient au tableau – ça a fait une grande différence. « Je suis arrivé à l'école de jazz avec de grands espoirs. J'ai dû constater que ça ne serait pas aussi simple », dit Alexander en souriant avec une légère nostalgie.

Des barrières existent encore aujourd'hui

Le pianiste et compositeur ne peut pas vivre de la musique. Elle est –et reste– une passion pendant son temps libre. Sur le plan professionnel, il travaille comme pédagogue curatif à l'école pour aveugles de Zollikofen, dont il a repris la direction l'année dernière. L'accessibilité n'est pas non plus totalement garantie à l'école pour aveugles, dit-il. Par exemple, les outils ou programmes web récemment introduits lui sont parfois difficilement utilisables. « Je pense que les concepteurs de programmes considèrent l'accessibilité comme une charge supplémentaire. Il suffirait cependant de trouver des solutions à standardiser.» C'est ce qu'il espère de l'Initiative sur l'inclusion. Dès que des règles seront prescrites par la loi, un pays comme la Suisse s'y conformera. « Nous avons tous le droit d'accéder à l'éducation et au travail. Nous sommes tous capables d’apprendre et de travailler au sein de la société. C'est simplement une question de cadre dans lequel il faut nous intégrer».