Interview avec Edward Snowden «J'aurais dû me manifester plus tôt»

4 juin 2015
Deux ans après avoir diffusé des documents révélant l’ampleur de réseaux d’espionnage gouvernementaux, Edward Snowden, qui a lancé l’alerte contre l’Agence nationale de sécurité des États-Unis, nous a parlé de la manière dont lui-même et le paysage politique ont changé.
Qu’est-ce qui a changé ces deux dernières années selon vous?

Les gens sont beaucoup plus sceptiques face aux programmes de surveillance qu’ils ne l’étaient avant que je ne me manifeste. Après avoir pris connaissance des informations qui ont été révélées, les gens ont largement confirmé que nos gouvernements avaient enfreint la loi. Même les tribunaux, qui ont toutes les raisons de dire: «Circulez, y a rien à voir». Avoir participé à cela, et avoir désormais la possibilité de ramener, non seulement un peu de respect pour la loi au sein des gouvernements, mais également un peu de liberté dans notre vie numérique, voilà quelque chose qui me donne une raison de me lever le matin.

Quel est le discours du milieu du renseignement?

Les personnes travaillant pour les services du renseignement ont tout intérêt, d’un point de vue politique, à dire: «ces révélations sont extrêmement néfastes». Mais en privé, nombre d’entre elles se soucient beaucoup de savoir si la surveillance de masse est légitime ou non, et si elle a lieu d’être ou non.
Les responsables pensent par ailleurs que la sensibilisation du public à la surveillance de masse leur est en réalité bénéfique. Parce que si vous révélez à la planète que vous avez le système d’espionnage le plus incroyable au monde, la moitié des espions veulent vous parler et échanger des informations avec vous. J’ai souvent vu ce genre de choses.

Des regrets?

J’ai un regret: J’aurais dû me manifester plus tôt. Si je l’avais fait, je pense que nous aurions beaucoup plus de liberté en ligne. Parce que la principale difficulté à laquelle nous sommes confrontés concernant la réforme de ces programmes de surveillance réside dans le fait qu’une fois que le budget a été dépensé, et que les pratiques sont institutionnalisées en secret, sans que le public ne le sache, il est très difficile de revenir en arrière.
Le gouvernement ne veut pas extirper ces systèmes et s’en débarrasser. Et les chefs des services secrets se sont habitués à avoir la possibilité de dire : «Ce n’est même pas la peine d’ordonner la surveillance de cette personne - nous avons déjà toutes ses données privées parce que nous espionnons tout le monde. Alors épluchons ses appels téléphoniques, ses localisations et passages aux frontières de ces 30 dernières années.» Il est très difficile de les convaincre d’abandonner cela.

Que diriez-vous aux personnes qui pensent «Je n’ai rien à cacher, alors la surveillance de masse ne me dérange pas?»

La question n’est pas de n’avoir rien à cacher, mais de pouvoir être vous-même. C’est en relation avec votre capacité à être ami avec qui vous voulez, sans avoir à vous soucier si cela passe bien sur le papier ou dans un dossier privé dans une sombre chambre forte du gouvernement.

C’est comme le fait qu’il y a une raison pour laquelle nous fermons la porte de la salle de bains. Nous avons nos raisons pour ne pas vouloir que la police nous filme pendant que nous prenons un bain moussant. Il y a une raison à la forte inquiétude que suscite Samsung TV, qui enregistre ce que vous dites dans votre salon et l’envoie à une tierce partie. Voilà ce qui va arriver. Ce n’est plus vous qui allez regarder la télé. C’est la télé qui va vous regarder.

Que va-t-il se passer maintenant d’après vous?

Ces questions sont celles qui vont avoir le plus d’impact sur le terrain des droits humains ces 30 prochaines années. Car nous n’en sommes actuellement qu’au tout début. Tous ceux qui travaillent sur les aspects techniques pensent : Comment pouvons-nous allez plus loin? Comment recueillir plus d’informations? Les technologies vont devenir plus abordables, les connexions seront plus aisées et les réseaux plus répandus, de sorte que vous ne vous trouverez jamais loin d’un moyen de transmission de données. Si nous ne nous saisissons pas de ces questions, et n’adoptons pas de véritables normes internationales sur le genre de comportement qui est approprié dans une société libre et ouverte, nous allons découvrir un jour que les sociétés libres et ouvertes n’existent plus.

Et sinon, comment allez-vous?

J’ai beaucoup moins de temps libre. C’est plutôt drôle. Les gens pensent sans doute qu’entrer dans la clandestinité est une démarche assez désinvolte. Mais en réalité je n’ai jamais autant travaillé que maintenant. Et je trouve ça très épanouissant. En général je travaille sept jours par semaine. Parce qu’il y a tant à faire.

La chose la plus difficile ces deux dernières années a été d’être loin de ma famille et de chez moi. J’ai fait beaucoup de sacrifices. Je vis plus simplement maintenant, mais au bout du compte ça en valait la peine. Et les gens ont été d’un grand soutien - même des personnes issues du milieu du renseignement.

Un dernier mot?

C’est la dissidence qui mène au progrès. Si personne n’est prêt à faire bouger les choses, ou à essayer quelque chose de différent, si personne n’est prêt à aller au-delà de ce que les gens ont l’habitude de faire, nous aurons des sociétés très statiques et, je pense, très limitées.